La rouquine était déjà un peu éméchée.

Faut dire qu'un bon client du patron avait sorti une sacrée bouteille de sa cave, pour fêter la conclusion d'un projet fastidieux. Une guitare douze cordes semi-pleine, avec un manche incrusté de nacre quasi intégralement, et des micros qui valait le double du salaire d'H, ça se fête.
L'instrument sonnait bien, trop bien. Comme tous les instruments qui sortaient du petit atelier de lutherie.  

Alors quand elle posa un pied dans le bar qu'elle avait l'habitude de côtoyer, l'air vaguement joyeuse, elle se dit que putain, ouais. Ce serait à coup sûr une bonne soirée. Tout en ayant cette pensée, elle eut ce regard circulaire, celui qui cherche avec qui elle pourrait se lier, avec qui elle pourrait flirter, avec qui elle pourrait s'engueuler. Le peu de monde qu'il y avait ne l'intéressa pas plus que ça, et elle prit place au bar nonchalamment, en commandant une pinte de blonde.

Elle n'avait jamais bien compris pourquoi ce rade l'avait attirée. Typiquement Parisien, on n'y trouvait rien d'exceptionnel, rien de spécial ou bien d'original. C'était un taudis fréquenté plus par des quadras que par des jeunes, et les seuls bons points qu'il gagnait étaient le fait que primo, les serveuses soient jolies, deuzio,  qu'ils passent de la bonne musique, et assez éclectique, et tercio, qu'ils n'aient pas installé de télévision débile et maussade dans un coin de la pièce. La télé, une des pires réussites de l'espèce humaine.

Hermine léchait la dernière goutte de son verre, en se demandant si son budget et sa bonne humeur lui permettraient une seconde bière sans compagnie. Son cerveau malmené prit quelques minutes à répondre par la positive.

"Tu m'en remets une, s'il te plaît?"

Pendant que la jolie serveuse (Cassandre, une belle midinette blonde aux yeux noirs) fit couler une énième pression,H observa le mec en bout de bar, celui qui avait l'air de faire la gueule et que surtout on vienne pas l'emmerder.
Sur ce dernier point justement, Hermine avait presque envie d'aller le titiller. Sans vraiment se l'avouer, en regardant sa bière toute fraîche, elle se dit qu'elle avait peut être aussi envie de discuter. Et comme le mec en question l'intriguait un peu, c'est avec lui qu'elle voulait discuter. Alors quoi, lui payer un verre? A coup sûr, il allait penser qu'elle le draguait, et elle détestait ce genre de méprise. L'aborder sans raison en lui faisant une boutade c'était se risquer à bouffer un mur dans la tronche - elle connaissait son humour merdique et il faisait très rarement l’unanimité.

Tout en continuant se le dévisager, cherchant une faille pour engager la conversation, elle aperçu un bout de tatouage dépasser du col de son T-shirt. Le tatouage, c'était sa passion, et celui la avait l'air plutôt chouette.

Et puis, d'un coup, le déclic.

Elle se lève avec assurance, attrape son verre au passage, puis marche droit vers ce type au cheveux noirs. Après une seconde, avec un sourire engageant, les effets de l'alcool pointant leur nez, elle finit par clamer un vieux truc vu et revu.

"Bien le bonsoir, mon brave! Je me demandais si une cigarette offerte de moi à toi te tenterais, éventuellement?"

Le tout en se demandant comment l'ours intimidant qu'elle venait de déranger allait accueillir l'invitation.

C'était pas gagné.

H se dit qu'au fond, elle avait beau être sociable, les codes lui avait toujours un temps soit peu échappés. Un frisson de malaise lui avait parcouru l'échine quand le type avait levé son regard sur elle, et malgré les quelques degrés d'alcool de sa bière, elle ne faisait pas la fière.

"Hiin. Ouais, ça me tenterais bien, en plus je n’en avais plus sur moi. Par contre, qu’on mette les choses au clair, si vous voulez que je vous offre un verre, vous pouvez toujours aller voir ailleurs. "

Elle sourit. Des tas de scénarios avaient fusés dans son esprit quand elle avait achevé sa dernière phrase, des histoires pas tellement crédibles et qui foutaient la trouille, mais pas vraiment une réponse positive de sa part.
Elle s'imaginait déjà la gueule en sang sur le comptoir de zinc. Et c'est un peu ce qu'avait reflété le regard du mec... Comment il pouvait s’appeler d'ailleurs, ce mec ?

" T'en fais pas, je suis plutôt du genre à payer des verres, on verra à l'état de mon portefeuille et la qualité de notre conversation si je peux me permettre d'allonger mon ardoise. Tiens, c'est pour toi ! "


Elle avait posé une clope à côté de son verre, et s'en était calée une entre les lèvres. Elle regarda par dessus son épaule pour voir si du monde était en terrasse, en se disant que l'air devait être agréable. Il faisait encore bien jour, Cassandre prenait les commandes d'un groupe de clients bruyants qui venaient de s'installer dans le fond, c'était le moment d'aller s'en griller une.

L'appréhension s'était formée dans le ventre d'Hermine, en même temps qu'une certaine sérénité. Elle le regardait d'un œil curieux, et se doutait qu'il ne serait sûrement pas très bavard, mais que le peu qu'il dirait serait intéressant. Le gars avait dû en voir des vertes et des pas mûres, c'était marqué dans ses yeux. Ou alors elle se plantait et il avait juste une carapace de fifou bien effrayante.

Dans tout les cas, elle se demandait ce que lui pouvait bien pouvoir penser d'elle, qui venait d'éclater sa bulle d'espace vitale en claquant des doigts.

Tout en tournant les talons vers la porte, elle s'arrêta un instant puis se retourna en riant.

" Au fait, tu me dira comment tu t'appelles après. Je me disais que tu pourrais avoir une tête de Bastien, mais je doute que ce soit ça. "

Non, ça pouvait pas être Bastien. Alors quoi ?