« ...Veuillez laisser un message après le bip sonore

BIIIP »

"Mec, ça fait bientôt quarante cinq minutes que je poireaute et franchement ça commence à me gaver. Pas un message, que dalle, sérieux tu crains. Si tu compte me planter dis le moi au moins, que je foute pas mon après midi en l'air à t'attendre comme une teubée! Rappelle moi quand tu aura daigné regarder ton portable, cimer."

H raccroche, H tire un peu la gueule.

Ca fait un moment qu'elle traîne sur le quai, au bord de la Seine, attendant d'abord patiemment puis enfin s'asseyant rageusement devant l'eau calme et sale, observant les objets divers dérivant vers elle ne sait ou.

Deux jours que ce rencard était prévu avec son vieux pote, et ils étaient sensés passer l'après midi ensemble. Et Hermine n'aime pas spécialement qu'on lui pose un lapin, ce qui semble relativement normal.

Elle roule une énième clope péniblement, sa langue a déjà le goût de cendrier et sa gorge sèche appelle à l'aide en vain. H n'écoute pas. Près de deux semaines qu'elle n'a pas touché une goutte d'alcool, qu'elle n'a pas fourré le nez dans des prods. Deux semaines de sevrage après des mois de fête difficile qui aura laissé à son corps des maux cruels et insupportables.

Il y a deux semaines, donc, tout a lâché. H crachait du sang, H vomissait son déjeuner et ne supportait plus la bouffe. H a fini à l'hôpital pour trois jours après avoir fait des malaises à répétition. Après avoir oublié de nombreuses heures de sa vie, et avoir fini au milieu de nulle part avec des inconnus.

« Pas de sommeil, pas d'alimentation stable, un penchant trop poussé pour la drogue, vous n'allez pas tenir longtemps si vous continuez comme ça. Je vous interdit de suivre ce mode de vie ou bien ce sera beaucoup plus grave, mademoiselle. »

Le médecin avait été clair, et Hermine détestait trop les hôpitaux pour y remettre les pieds volontairement. Alors elle avait accepté à contre cœur, sachant que dès qu'elle irait mieux, la bière et le vin reviendraient progressivement pour lui retourner la tête. Encore.
Dur de ne pas céder à l'appel des raves et des amis tentants. Elle se sentait terriblement vieille.

Laissant son énervement de côté, elle laisse ses pensées suivre le cours de la Seine, un peu triste de la tournure des choses. Elle avait envie de plein de choses, mais surtout pas de rentrer chez elle pour se tourner les pouces en regardant son plafond crasseux.

Il allait falloir un miracle pour que sa journée s'embellisse un temps soit peu.

Le papier se consume, le tabac blond s'embrase, la cendre se romp puis voltige un moment, avant de terminer sa course dans les eaux troubles. Et la fumée...

La fumée dispose sa grâce aux vents légers, dans sa danse suave et brûlante. Avant de disparaître à jamais dans l'atmosphère, absorbée par un monde invisible, aux humeurs transparentes.

Ce petit spectacle se reflète encore dans les yeux de la rousse, qui se perd longuement dans cette contemplation insignifiante. Rien n'est plus beau que les petites choses de la vie, sources inaltérables d'invention et de créativité. H se perd encore un peu dans son univers, dans la myriade des mondes que si peu connaissent. Et pourtant.

Elle sort de son sac son carnet de croquis, sa plume et son petit encrier métallique. Quitte à s'être déplacée jusque la, autant en tirer quelque chose. Sa rage commence à s'estomper lorsque le papier vierge accueille quelques traits fins et déconstruits, qui forment progressivement des arabesques abstraites. Hermine ne sais pas ce qu'elle dessine, jamais. Son cerveau se met en veille, sa main bouillonne. Ca a toujours fonctionné ainsi, et elle apprécie laisser le contrôle total à ses doigts plus qu'à son crâne.

Ses yeux se ferment presque, et hormis elle personne ne pourrait se douter qu'ils ne sont pas tout à fait clos. Les lèvres pincées dans une concentration réelle et intemporelle, son corps est comme une statue à laquelle on aurait autorisé de mouvement qu'à son bras droit.

Au travail, les premiers temps, son patron avait peur qu'elle soit handicapée pour certains mouvements, à cause de ses doigts manquants. Finalement, elle lui avait prouvé rapidement que moins qu'un handicap, elle en avait plutôt tiré avantages.
Cependant, elle se souvient nettement de la peur et la rage qu'elle avait pu contenir après son accident, lorsqu'il avait fallu réapprendre à vivre avec une main estropiée. Se servir d'un stylo était désagréable et dessiner ne lui avait jamais parut si dur. Elle avait passé quelques nuits à pleurer, s'acharnant sur son papier, ses cicatrices toutes fraîches brûlantes, quelques gouttes de sang perlant des points de sutures. Petit animal blessé.

Sa main se stoppe enfin, ses paupières clignent un peu.

"Mouais. C'est plutôt nul, tout ça."

H contemple son oeuvre, critique, puis soupire et passe quelques pages, pour retrouver quelques dessins récents. Ils représentent toutes ses idées de guitares, de motifs, d'ajustages. Et parfois, entre deux croquis techniques, se tient l'aquarelle d'une femme nue, d'une nature morte, d'un dessin psychédélique ou bien mystique. Personne n'a le droit de regarder ce carnet sans son approbation, c'est sa boîte à idées, à fantasmes.

Puis son téléphone sonne, dans sa poche. H sursaute, encore perdue entre les mondes. Erreur.
Elle voit le carnet s'échapper subrepticement de ses mains, glisser sur son genou, filer vers le néant. Terreur.

Une bonne partie de sa vie, qui cours droit dans la Seine. Damn it. Alors Hermine ne réfléchit pas, ne pense plus vraiment. Alors, H plonge avec son précieux droit dans l'eau froide et crade, espérant avec prétention que tout va bien se passer.

Le vide la surprend pendant une seconde, et tout se passe très vite. Sa main se ferme sur le papier encore sauf, juste avant que plus rien ne le soit. Son bras, puis son visage et ses jambes, enfin son dos, son crâne, son corps tout entier est sous l'eau, quelques objets glissent sur elle, ses vêtements se collent à sa peau, et son cerveau a l'idée de bloquer ses narines, sa bouche et ses paupières. Ce serait tellement facile d'attraper la pire des merdes dans la Seine, après tout.

Puis, gauchement, étourdie par le changement de température et ayant perdu le sens du ciel et de la terre, la rousse remonte tant bien que mal à la surface. Ses doigts agrippent fermement le rebord du quai et elle remercie ses parents de lui avoir donné des mains gargantuesques. H se hisse sur le bitume, glisse et tombe dans un grognement, crache ses poumons et jure à voix basse.
Elle ouvre son carnet maléfique, regarde les dommages qui sont tout de même bien visibles. Puis dans un borborygme grossier sort se qu'elle avait dans les poches et fronce les sourcils.

Belle journée pour foutre en l'air tout les petits objets qu'elle chérit tant.
Elle dispose tout sur le sol, espérant piteusement que tout va sécher, puis lève enfin la tête. Une jolie rousse est la un peu plus loin, sur un banc. Des couleurs lui montent aux joues.

S'il y a bien un truc que H déteste plus que les rencards à l'eau, c'est se ridiculiser en public. Jackpot, ma vieille.

La petite rousse s'approcha d'elle, tandis qu'Hermine rassemblait ses pensées. Elle regardait vaguement l'eau couler de son corps et déferler sur le sol, créant une mare d'eau assez conséquente. Elle renifla, passa ses mains dans les cheveux, et quand elle s'aperçut que celle qui l'avait prise en flag était juste à côté d'elle, lui tendant sa veste et lui demandant si ça allait, H n'avait pas encore trouvé de réponse appropriée.

"J’ai rien dit, si ton carnet est suicidaire tout va pas forcément bien."


L'hermine rit un peu d'abord, puis son rire pris un éclat particulier, avant de se briser quasi soudainement. Elle retira son blouson à présent bien trop lourd et pris la veste de sa semblable rouquine, le sourire aux lèvres, l'air un peu gênée.

"Je te remercie, j'espère que tu ne va pas attraper un staphylocoque doré à cause de moi et mon carnet. Moi je pense être immunisée, du moins je l'espère parce que j'ai ingéré un peu de cette saloperie d'eau."


Hermine s'assied plus confortablement, regarde un peu son inventaire biscornu, et s'aperçoit avec un couinement que son paquet de tabac est resté au sec. Évitant un peu le regard de l'autre nana – elle sentait le rouge sur ses joues, et bordel elle avait bien trop chaud malgré son petit moment dans l'eau – elle roula une clope difficilement, puis leva a nouveau la tête vers l'inconnue, chassant la petite voix rauque qui lui parcourait les tympans dès qu'une jolie fille entrait en ligne de mire.

"Heu, si tu veux je te paye une clope. Et je peux même te payer un verre, pour ta gentillesse ou bien pour te faire oublier ce que tu viens de voir. Enfin, sauf si tu as d'autres projets, je comprendrais que passer un moment avec l'inconnue de la Seine peut être... Pas franchement cool. Haha."

Ma vieille, tu as parfois été une perle de débilité. Mais, la, tu bats des records.

Ses joues s'embrasent encore et elle tique discrètement. Ca lui fera une histoire de plus à raconter aux petits enfants de sa meilleure amie. Enfin, si elle oublie un jour le ridicule de sa situation.

L'hermine se détendit, n'osant malgré tout pas lancer trop d'œillades vers le visage de son interlocutrice aux cheveux flamboyants. Pas tout à fait similaires aux siens, en fait.
Les volutes de fumées tourbillonnaient silencieusement autours d'elles, et l'estropiée aurait voulut s'en inspirer pour dessiner, quand elle se souvint d'un seul coup de son carnet trempé. L'inconnue lui avait presque fait oublier qu'elle était dans l'eau il n'y a encore pas si longtemps.
Sa main plongea vers son carnet et elle en regarda vaguement les pages, un air un peu triste dans les yeux, à peine visible.

"L'inconnue de la Seine, tu la connais? Enfin je veux dire, tu en a entendu parler, parce que si tu la connaissait, elle perdrait son appellation d'Inconnue."

Hermine se mord la langue, tente d'oublier qu'elle a du mal à parler. Elle se sent stupide et a la gorge sèche. Elle lance un sourire un peu niais à la rouquine, puis regarde le ciel clair et dégagé. Aucune brise ne vient perturber le temps, et pendant une fraction de seconde, la rousse imagine que le temps s'est arrêté partout dans l'univers, et que le Big Crunch est en marche, pour tout détruire.
Alors autant en profiter, avant que tout ça ne disparaisse.

H ferme les yeux, un instant, puis les rouvre et sourit encore.

"Alors nous sommes deux a ne pas apprécier les projets, donc je te propose de partir maintenant n'importe où ou nous portera les airs et le ciel, et puis on avisera. Enfin, comme tu veux. Au fait, je m'appelle Hermine, mais c'est juste un accessoire."

H a changé d'expression, passant de timide à insouciante. Elle affiche désormais ce sourire particulier qui respire la fierté et la nonchalance, le défi aussi, un peu.
Et H n'as plus aucun souvenir de son lapin, de son pote, et du reste. Bonheur.