Parfois, Arthur faisait tellement bien l'autruche qu'il arrivait presque à se mentir à lui-même. Par exemple, ce jour-là, il était parti en balade et avait passé la journée entière à marcher, les mains dans les poches et son casque sur les oreilles. Il s'était arrêté uniquement pour s'acheter une poignée de falafels en milieu d'après-midi, quand la faim commençait à devenir trop poignante pour qu'il l'ignore encore. Et il fallut attendre que le soleil commence à entamer sa descente vers l'horizon, c'est-à-dire environ 20h puisqu'on était dans la seconde moitié du mois de juin, pour qu'Arthur daigne s'asseoir sur un banc.

Il sortir un papier chiffonné de sa poche et se força à le relire. C'était ce papier qui lui avait donné cette subite envie de marcher pendant des heures pour oublier. Oublier qu'il était dans la mouise jusqu'au cou.

Il déplia la lettre envoyée par le CROUS. Son contenu n'avait pas changé depuis le matin même : sa demande de chambre en cité universitaire pour la prochaine rentrée était refusée.

Bien sûr, on n'était qu'en juin, donc ce n'était que le premier tour d'attribution, et il y aurait certainement des désistements en septembre grâce auxquels il avait une infime chance de se voir attribuer une chambre. Mais s'il jouait de malchance, il devrait se débrouiller. C'est-à-dire, chercher un logement.

Il sentit une boule se former au creux de son ventre. Il fourra de nouveau la lettre dans sa poche et continua de marcher. Il traversa l'île de la Cité, et s'engouffra dans les petite rues en direction du 5ème arrondissement, à peine conscient de la foule qui se massait bruyamment dans les bars pour rire, boire, et regarder un match de la Coupe du Monde de Football.

Contrairement à ce qu'il pensait, sa chance ne l'avait peut-être pas quittée, après tout. Il venait de passer devant une boulangerie à la vitrine un peu poussiéreuse, vitrine sur laquelle trônait une annonce mal découpée et scotchée à la va-vite.

La petite annonce a écrit:

C'est la crise ! Paris est de plus en plus cher tandis que mon salaire reste désespérément le même. Alors, afin de ne pas me retrouver dans la rue, je cherche un colocataire.
J'habite un grand appartement dans le 5ème, 3 pièces, facilement aménageable pour vivre à plusieurs sans êtres les uns sur les autres, proche de tout commerces et des transports en commun.
Cuisine séparées, salle à vivre, salle d'eau et WC individuels sont aux rendez-vous -quel luxe !-

Je suis un homme de 36 ans, barman aux horaires irrégulières, qui vit principalement la nuit et est plutôt de nature tranquille.

Intéressé ? N'hésitez pas à me contacter aux 06 xx xx xx xx pour une première rencontre, voir si le feeling passe bien !

Arthur fit la moue. Pas de mention du montant du loyer, et comme l'annonce venait d'un particulier, il y avait de fortes chances qu'il s'agisse d'une sous-location, avec tous les risques que cela impliquait. En plus, Arthur n'était pas sûr d'être prêt à partager son quotidien avec quelqu'un, lui qui avait vécu les 8 ou 9 dernières années seul dans ses 9m2 chéris. Et puis, avec un homme de 36 ans ? Quel genre de loser pouvait bien chercher un coloc' à 36 ans ?

"Moi dans 7 ans..." pensa Arthur avant de sortir son smartphone en soupirant. Il prit 5 minutes pour se relaxer, puis prit son courage à deux mains et affronta sa phobie du téléphone.

Quand on décrocha, il laissa à peine le temps à son interlocuteur d'en placer une avant de balancer tout à trac :
"Bonsoirdésolédevousdérangerjevousappellepourl'annoncejesuisintéressés'ilvousplaitmerci"

Il poussa un second soupir. Il était plutôt nul au téléphone. Il regrettait déjà son appel. Mais il était trop coincé pour laisser passer une occasion pareille. C'était un SOS !

Il se demande si ça va marcher avec Juliette. Si tout va s’enchaîner comme il faut à se retrouver avec ce canon roux chez lui ou si c'est un canulars qui aura été vraiment très loin. Ce serait vraiment con pour elle, se dit-il avec un petit sentiment rageur anticipé. Car il est chouette, cet appartement. Grand, bien placé, calme et finalement, le loyer est plutôt bon. Il faudrait un peu -beaucoup oui- de rangement, un réaménagement des salles et ce serait bien pour deux. Il sait bien que pour lui tout seul, c'est un luxe inutile : qu'il n'a pas besoin d'aussi grand. Mais à choisir, il préfère partager ses grands m² que d'être seul dans plus petit.

Il est dehors profitant de la soirée de juin, devant la porte de son boulot, plongé dans ses réflexions en tirant sur sa cigarette électrique. Goût cerise. Certain se moquerait que c'est fifille, mais lui aime bien. Il fera juste attention avec qui il fume, se dit-il simplement. Théodore lui lance des regards soupçonneux et, par courtoisie, Anicée les lui rend avec un sourire taquin. Le videur se demande s'il n'est pas en train d'étirer trop sa pause. Anicée sait que non. Le boulot n'a pas encore commencé et lui est juste affreusement en avance. Et s'il arrive à rester un certain temps dans cette endroit clôt, y rester trop longtemps le transformerait en arrosoir à sueur qui regarde frénétiquement la sortie. On va éviter, ok ? Mais ça, il n'a pas vraiment envie de le dire au Vigile, la première rencontre ne l'aide pas encore à sympathiser totalement. Comme il n'a pas tellement envie d'engager la conversation avec lui. Mais si ça continue...

Et Dieu entend alors sa prière car voilà son téléphone qui se met à sonner, le tirant de ce moment de silence gênant qui allait bientôt le forcer à dire « il fait beau, hein ? » à Théodore par protocole social. Numéro inconnu ? Aucune importance, il décroche avec hâte.

« Aaaal... » non, pas de « Allô », le gars qui parle n'a pas l'air de s'en soucier. Anicée écoute, arque un sourcils et lance un regard inquiet à son portable, craignant presque que celui-ci ne s’étouffe. « Woaw. À quelques mots prêts, t'allais battre le record de formule de politesse dans une seule phrase. » Il prend une bouffée cerise, cale son téléphone contre son épaule pour croiser les bras et reprend doucement « Respire, tout va bien. J'vais pas pouvoir te... Vous donner de réponses positive par contre, j'ai déjà eut une personne intéressée et y'a des chances que ça soit sûr. Je préfère pas m'engager sur d'autres réponses, même dans l'incertitude, ce serait pas chic de ma part. »

Il est presque désolé pour le type qui s'est essoufflé pour rien au téléphone. « Navré. » ajoute-t-il rapidement « ça va aller ? ». Il se demande pourquoi il essaye d'allonger la conversation ? Ah oui, pour pas devoir en entamer une avec Théodore.

"Ah..."

Finalement, la chance l'avait peut-être bel et bien quitté. D'un autre côté, il n'avait aucune idée depuis combien de temps l'annonce était là. Il aurait dû se douter que des tas de gens se seraient rués sur l'occasion avant lui.

Il était si déçu qu'il n'avait même plus envie de marcher (mais peut-être que le fait d'avoir marché toute la journée y était aussi pour quelque chose...).

Quand l'homme lui demanda si ça allait, il répondit d'un air dépité qu'il ne put cacher : "Oui... Oui oui, ça va aller, vous en faites pas. C'est juste que... Je me fais expulser de ma cité U dans deux mois et habiter dans le 5ème ça serait parfait vu que mes cours se font près de la bibliothèque François Mitterrand... J'aurais même pas besoin d'avoir un passe imagin'R..."

Il ne voulait vraiment pas donner l'impression de supplier mais...

"Vous êtes sûr que ça va se faire avec l'autre personne ?"

Oh, il a l'air dans la merde, le p'tit jeune, pour en venir à déballer son histoire à un strict inconnu.  Car passe Imagin'R, c'est étudiant, c'est moins de 25 ans. Donc, pour l'homme d'âge mur (comme on se plaît à lui rappeler régulièrement) qu'est Anicée, celui qui téléphone est un p'tit jeune.

« Je vois. »

À peine en fait. Lui, il n'a jamais été dans cette situation là, à savoir presque sans logement, difficile de se sentir proche de son interlocuteur. Mais Anicée est un habitué des situations foireuses. Là, ça en semble une belle et pour ça, sa compassion est sincère. Ça lui fait presque mal au cœur de reprendre négativement aux espoirs du jeune.

« Techniquement, non. Tant que la personne n'a pas emménagé chez moi, y'a toujours un risque qu'elle se désiste... mais je peux pas te donner de faux espoirs non plus. S'il y a plus de chances qu'elle emménage que l'inverse, ça serait salaud de ma part de te dire que ça roule, tu peux venir. »

Il grimace un peu, se passe une main dans ses cheveux pour les ramener en arrière.

« T'as pas un pote qui peut t'héberger ? »

Dans la vingtaines, les potes mariés ou parents sont encore rares, après tout. Et la colocations entre jeune, c'est courant... plus qu'avec un vieux qu'on connait pas, pas vrai ?

"Encore faudrait-il que j'aie des potes..." faillit lâcher Arthur.

Bon, il n'était pas seul au monde non plus, mais il se voyait mal débouler chez sa binôme de neuropsycho, qui était la personne dont il était le plus proche actuellement, et qu'il ne connaissait pas plus loin que son nom de famille et sa prédilection pour les Chai Tea Latte.

Il répondit plutôt : "C'est compliqué. Mais c'est pas grave, je me débrouillerai..."

Il ne put s'empêcher de pousser un nouveau soupir.

"Remarquez, avec le peu de bourses que je touche, j'aurai peut-être même pas de quoi me payer une coloc, alors... Vous demandiez combien de loyer, en fait ?"

Arthur sentait son humeur plonger dans les profondeurs glacées d'un océan impitoyable de désespoir.

Ça c'est de la réponse déprimante. Dans un dessin animé, Anciée aurait juré que son téléphone se serait transformé en petit glaçon au bout de ses doigts. Il reste pensif, silencieux, et tire une bouffée de son goût cerise qu'il lâche en fumée par les naseaux. Le gamin demande un prix et le barman lâche un soupir.

« Plus que ta chambre Universitaire, si tu veux mon avis. Les prix de Paris sont impitoyables, j'ai une chance de cocu pour avoir la taille que j'ai au prix que je paye. Ça doit revenir vers 600 euros, charges comprises, pour la colocation. »

Les regards de Théodore se font de plus en plus pressants. Anicée range la cigarette dans sa poche, prenant soin de la mettre en off, et rattrape le téléphone à la main, regarde l'heure avant de faire une petite grimace.

« J'vais devoir retourner bosser. »

Ça l'embête. Et il se dit qu'il devrait pas se laisser embêter comme ça pour cette raisons. Des gars sans chances, y'a foule et d'un coup, il se dit qu'il risque d'y en avoir des tonnes qui vont l’appeler à cause de son annonce. Il ne peut pas faire la charité. Il doit être fort, sec, raccrocher. Tout au plus, souhaiter bon courage au gamin, oui, mais pas plus. Il doit...

« Tu veux boire un coup ? À défaut d'un logement, j'peux t'offrir un verre eeet, hum. Et on discutera. »

Homme de peu de volonté.

"Erf." émit Arthur à l'annonce du prix exorbitant (du moins selon ses critères) de la colocation. Mais d'une certaine manière, c'était presque mieux comme ça : il était moins déçu d'avoir loupé une occasion qui lui était inaccessible de toute manière.

Un peu perdu dans ses sombres pensées, il fut pris au dépourvu quand l'homme l'invita à boire un verre. Sans réfléchir il répondit : "Euh... OK." Sa respiration se bloqua. Il ne venait quand même pas d'accepter de boire un verre avec un parfait étranger, de 7 ans son aîné qui plus est ? Il tenta de faire marche arrière : "... Enfiiiin, euuuuh..." Non mais attendez... C'était quand même très impoli de revenir sur sa réponse, non ? Même s'il n'avait aucune chance de recroiser un jour la personne, il sentait plutôt mal de le planter comme ça alors qu'il essayait d'être gentil avec lui... "... Enfin ouinon OK !"

Y'avait-il une raison pour qu'Arthur passe pour un parfait handicapé social ? Est-ce qu'il avait perdu quelques neurones en marchant sous le soleil ? Il se râcla la gorge pour se donner le temps de se reprendre un peu, et ajouta d'une voix plus sûre :

"Merci, c'est sympa. On se retrouve où et quand ?" Un peu bizarre, cette histoire. Arthur avait presque l'impression d'aller à une blind date...

Il ne semble pas très à l'aise avec la proposition de verre, le jeune. Et maintenant qu'il y réfléchit, Anicée se dit que c'est normal et que, quelque part, il n'aurait jamais du proposer un truc pareil. Ses idées de conventions sociales sont franchement nulles. Il se mord l'intérieur de la joue en pensant à tout ce qu'on pourrait imaginer d'une telle propositions. Puis merde, c'est trop tard. Il prend une grande inspirations et fait le mec détendu, là, cool Raoul qui gère une fougère.

Non, cette fois, il va trop loin, il commence à franchement se dire qu'il n'est pas fait pour vivre en société.

« Hum. Ok, ouais, c’est bizarre comme invitation alors sache que... qu't'es pas obligé de venir, c'est pas un rendez-vous, ni rien. Écoute, si tu veux boire un verre, tu viens, je te l'offre et on n'en parle plus. J'suis barman, c'est dans mes cordes. Sinon, bah... Bah rien. »

Voilà, rien. Il n'est pas agent immobilier, ni ne travaille aux bourses étudiantes, il ne peut pas l'aider plus. Tout ce qu'il peut offrir, c'est un verre, et encore. Au cas où, il donne une adresse, donne les heures auxquelles il travaille, que le gamin puisse passer quand il veut et peut. Et que ça sonne moins comme un rencard car à vrai dire, cette idée commence aussi à le gêner quelque part.

« Et encore une fois, te sens pas obligé, c'est juste, hum... comme ça. »

Là, c'est lui qui commence à se sentir de plus en plus mal-à-l'aise. Son ton se fait de plus en plus pressant.

« J'dois y aller pour de vrai, si on se recroise pas, bon courage pour la suite et pour le logement. Bi. » Bon dieu ! Il est en train de dire bisous, là ?! « jour chez toi. »

Sauvé. Sauvé ?
Cette histoire lui vrille le cerveau.

"Euh, chez vous aussi..." Est-ce qu'Arthur avait rêvé ou est-ce qu'il avait failli lui dire "bisous" ? Il raccrocha en secouant la tête. Il avait l'air spécial, ce type, mais quand même...

Et tout à coup, il s'aperçut qu'il ne connaissait même pas le nom du barman. Il se sentit particulièrement idiot, assis sur son banc, tout seul, son téléphone en main. Il nota dans une application de bloc note les infos sur le bar et les horaires pendant lesquels il pouvait y aller, puis rangea le smartphone dans sa poche, et resta sur son banc quelques minutes, à réfléchir.

Enfin, réfléchir...

Il se mit très vite à rêver qu'en rentrant dans sa chambre il découvrirait un second courrier qui viendrait rectifier ce qui ne pouvait être qu'une erreur. Il se voyait alors, tout joyeux, reprendre sa vie normale sans se soucier de quoi que ce soit.

Mais il serait bientôt en fin de droit au CROUS, et même s'il récupérait sa chambre, il n'était pas sûr d'avoir encore des bourses pour très longtemps. Il était déjà vieux, pour un étudiant, et il n'avait pas accompli grand chose. Cetes il avait validé deux licences, mais dans des domaines qui ne débouchaient sur rien de concret, du moins quand on n'est pas passionné par ledit domaine. Pour combler le tout, il avait probablement fait une grossière erreur en choisissant une fac de psycho : ce n'était pas du tout aussi facile qu'il se l'imaginait. Il pensait lire des livres et écouter des cours magistraux, et il se retrouvait à faire des statistiques, et à devoir apprendre par cœur des choses compliquées comme le développement de la main de l'enfant, de l'utérus à ses 5 ans (d'ailleurs il n'était toujours pas au point là-dessus).

Et s'il se plantait, il pouvait dire adieu aux bourses. Et bonjour la vie active.

Avec un frisson en anticipation de ce que lui réservait son avenir, il se leva enfin, et recommença à marcher au hasard. Après quelques minutes, sans trop y donner de réflexion, il sortit son smartphone, lança le GPS et Google Maps, et entreprit de se rendre au bar que lui avait indiqué le type au téléphone. Arthur ne connaissait pas son nom, mais le type ne connaissait pas le sien non plus, et ils ne s'étaient jamais vus. Il se dit qu'il pouvait toujours tuer le temps en allant l'espionner l'air de rien, incognito.

Ce qu'il ne fallait pas faire pour éviter de penser à ses soucis...

Sauvé. Le gamin n'avait rien répondu d'étrange. Ou alors, c'est qu'il est extrêmement poli. Ou tout aussi gêné que lui. Anicée raccroche, lâche un grommellement dans sa barbe et glisse ses affaires dans ses poches. Qu'importe la suite, en son âme et conscience, il se dit qu'il ne pouvait pas faire mieux. Fin de l'interlude, il est temps pour lui de retourner au boulot.

Là, il n'est pense plus. Personne ne s'est annoncé comme étant... étant... Ha ha. Il réalise combien toute la scène d'avant fut surréelle. Il a invité un type, un inconnu, à boire à verre et la cerise sur la gâteau, il n'a aucune idée du nom de ce type. Pas plus, maintenant qu'il le réalise, que le type en question n'a la moindre idée de son propre nom. Il n'a vraiment pas été très finot sur ce coup et se dit que vraiment, il lui faudrait un livre ''les interactions sociales pour les nuls''. Aaah, ça serait tellement bien... Il hausse les épaules, pensant que ce n'est plus son problème. Là, il travaille, sert des bières, prépare des trucs un peu plus complexe au besoin. Il sourit aux gens, répond d'un mot gentil aux questions. Il se trouve un peu distrait, tente de focaliser son esprit sur son job.

Cheveux attachés en arrière, chemise blanche, pantalon noir et tablier noir, il fait chic et professionnel. Alors, intérieurement, il se dit aussi qu'il doit être professionnel. Pourtant, il se demande si le gamin va s'en sortir. Il a assuré que oui, alors, c'est que ça va aller, non ?

Là, il n'y pense plus.

Il trouva le bar sans trop de difficulté. Il entra et s'installa au comptoir avant de commander un Monaco (il n'était pas un fan de bière mais la grenadine masquait un peu l'amertume et il passait plus facilement inaperçu qu'avec un diabolo fraise).

Puis il prit l'air de rien et regarda autour de lui pour déterminer qui pouvait bien être l'homme qu'il avait eu au téléphone un peu plus tôt. Il y avait un serveur qui faisait des allers et retour entre la salle et la terrasse, et un autre planté derrière le comptoir qui préparait les boissons et lavait les verres. Lequel était-ce ?

Il décida d'entamer la conversation avec celui qui lavait les verres.

Mais que dire ? Arthur n'était pas vraiment timide mais il était plutôt nul en relations sociales. Il sirota son Monaco en réfléchissant à la meilleure façon d'entamer la conversation...

... Sans se rendre compte qu'il fixait le beau blond derrière le comptoir d'un air bizarre depuis 5 minutes.

Il y pense encore.

Anicée s'en rendit compte quand, pour la sixième fois consécutive, il lava distraitement le même verre. Sans même qu'il soit sali entre temps. Mais -miracle!- bientôt, il serait utilisé puisqu'il avait une commande ! Un Monaco. Pas le truc le plus excitant et balèze à faire, pas assez pour lui occuper les pensées en tout cas, mais assez pour justifier l'acharnement ménager dont il avait fait preuve envers le pauvre verre.

Et puis, les bières et monaco, avouons le, c'était la plupart de son gagne pain.

Il s'applique pour tout faire dans les règles, bien doser la grenadine et concentre son esprit dessus. Mais voilà: en deux minutes, c'est bouclé. Il adresse un sourire au garçon qui l'a commandé et retourne à ses activités, constatant le peu de monde de ce soir. Il se dit, distraitement, que peut-être que la voix du téléphone de tout à l'heure pourrait être au type au monaco. Il lui jette un coup d'oeil, croise son regard et détourne le siens. Espionner c'est pas beau. Il tente de réfléchir à la voix et constate, avec une espèce de soulagement, que finalement, il ne s'en souvient que bien peu.

Voilà, soulagé : il va finir par oublier ce coup de fil et reprendre une vie normale sans se soucier de tout les cassos qu'il croisera et qui lui enverrons des SOS. Il en chantonne, les dents serrées :

« Tout les cris les Sos, partent dans les airs... humhumhumune traaace... »

Il regarde autour, croise le regard du garçon au monaco. Fait autre chose, s'occupe, recroise le regard du garçon au monaco. Dingue. Et ce, deux, trois fois encore. Assez pour finir par mettre le barman mal à l'aise et le rendre presque nerveux. Sourire, il va voir le type, se poste devant lui, coude sur l'accoudoir et lui dit, taquin :

« C'est que je suis la plus belle créature que t'aies jamais croisé ou c'est que j'ai un truc sur les fesses ? »

Il sourit, léger, presque fier de son entrée en matière. De toute façon, le client consomme, il ne pourra pas fuir sans avoir payer. Ou c'est sous conditions de faire un câlin à Théodore.

KABOOM.

Foudroyé par la remarque du barman, Arthur se figea.

Vous savez, un peu comme un chat qu'on appelle alors qu'il traverse la rue. Oui, Arthur aussi nourrissait le vain espoir que l'homme oublie son existence s'il cessait de bouger.

Heureusement son cerveau reprit rapidement le dessus et il se débloqua au bout d'une seconde qui lui avait semblé être une éternité.

"PADUTOU !" s'exclama-t-il en sursautant sur son tabouret. "Du calme, reste maître de la situation !" pensa-t-il en s'agrippant au comptoir pour se tenir d'aplomb.

"Haha. Ne m'en veuillez pas de dire ça, mais ni l'un ni l'autre. J'étais... Simplement dans mes pensées." Ouf. Arthur avait réussi à garder une voix posée. Du moins, plus posée qu'un instant plus tôt, quand il avait un peu crié de stupeur, et certainement plus posée que lors de sa conversation téléphonique précédente.

Il prit une gorgée de monaco, autant pour se donner une contenance que pour se détendre un peu.

Spoiler:

Anicée regarde, note et observe. Le jeune s'est figé. Oui, il y a mieux pour mettre à l'aise quelqu'un -encore que parfois, certains se détendent malgré blagues ô combien plus osées- mais, n'a-t-il pas le droit de rire un peu aussi ? Là, justement il s'amuse bien intérieurement, en tout cas. Il se demande, s'il tâtait la joue du brun, si celui-ci s'en rendrait compte. Il aurait presque approché le doigts si l'autre ne se réveillait pas déjà. Déçu, le blond fit la moue et haussa les épaules.

« Ok, ça me rassure de savoir que j'ai rien qui attire l'attention. Ou vexant, à voir. On t'as jamais dit de jamais froisser celui qui t'apportait des consommations ? On ne sait jamais ce qu'ils pourraient ajouter... »

Il laisse sa phrase en suspensions, l'accompagnant d'un petit mouvement de doigts aériens. Puis le traumatisme lui revient, Juliette qui ne rigole pas à des traits d'humours plus simples à comprendre que ceux-là. Le barman claque ses mains sur le comptoir et signale en insistant sur chaque syllabe : « C'est. Une blague. Ok ? »

Il se redresse, passe une main dans ses cheveux et regarde le monaco. « Des amis arrivent bientôt ? Ou tu essayes de noyer tes soucis avec un monaco ? »

Et là, deux choix. Soit ce type à l'alcool le plus facile au monde... ou ces soucis sont biens légers.

Spoiler:

"Zut, c'était pas ce que je voulais dire..." se dit Arthur. D'autant plus que c'était finalement parfaitement faux : le barman était plutôt beau garçon. Arthur se demanda furtivement s'il avait un truc avec les hommes à cheveux longs, jusqu'à ce qu'il entende le léger sous-entendu (oui, bon, soyons honnêtes, c'était au contraire très explicite) que lui faisait le blond.

Il savait que c'était une blague. Ça ne pouvait être qu'une blague. Mais il ne put s'empêcher de jeter un rapide coup d’œil à son verre, au cas où. Il lâcha tout de même un petit rire, plus nerveux qu'il ne l'aurait souhaité.

Heureusement le beau blond enchaîna en lui tendant une perche, que dis-je, une poutre !

"J'attends quelqu'un, oui... Un rendez-vous Tinder."

Impro !

Tu le sens le silence lourd de sous-entendu ? Ce silence qui juge gravement une application citée ? Pourtant, le regard d'Anicée reste d'une parfaite neutralité. Des années d'expériences à se prendre remarques -voir insultes- auxquelles il doit répondre d'un beau sourire ! Facile, il est au boulot. En privé, peut-être aurait-il dit quelque chose, n'aurait peut-être pas réussit à se taire, mais au boulot, le blond parvient à garder assez de sang-froid pour ne rien laisser paraître de ce qu'il pense. C'est triste à jouer, mais bien utile pour pas perdre son job.

Sauf que le silence s'allonge un peu trop, il va en devenir malpoli. Résultat : lui aussi il improvise, pour que le brun ne se sente pas jugé.

« Non, j'ai beau chercher, je crois pas connaître. » Là, bien joué, non ? Ça explique le silence de réflexion. « Tinder ? Tu m'expliques ? »

Plus, ça détends, souvent, de montrer son ignorance avec franchise et de laisser l'autre expliquer. Souvent, Anicée prend cette approche envers les gens. Dans le cas présent, c'est un mensonge, mais ça doit tout de même être efficace, non ?
Mais voit, petit brun, comme le barman à l'âme généreuse ce soir ! Pour le prix d'une, il t'offre une seconde perche à laquelle te raccrocher.

« Enfin, je peux aussi arrêter de vous importuner. » Il reprend le vouvoiement de rigueur, remarque-t-il. Jeune ou pas, un client reste un client. « Et vous laisser vous préparer à cette rencontre... Tinderesque. »

Sourire. Alors, jeune brun ? Choix A ou choix B ? Choisit vite, la jauge de temps est bientôt écoulée.

Tu ? Vous ? Continuer ? Arrêter là ? Arthur avait le choix. Un choix qu'il fit rapidement, mû par un besoin pressant de... Compagnie humaine.

"Tinder, c'est une appli pour smartphone qui fait site de rencontres. Bon, c'est surtout une réserve de plans cul..." ajouta-t-il un ton plus bas.

"Mais des fois tu tombes sur de bonnes surprises !" Allez, courage, un "tu" ! Pour Arthur, tutoyer quelqu'un qu'il connait depuis moins d'un an, c'était toujours un combat contre lui-même et sa politesse maladive. Mais la situation le permettait bien, et puis, le barman était au final plutôt sympathique (en plus de sacrément mignon).

Arthur continua de siroter son monaco tout en se demandant pourquoi il semblait avoir de plus en plus de coups de cœur pour des hommes, dernièrement...

Clairement, le jeune homme a choisit la A : il est invité à rester. Cool, le blond est ravi, la foule ne le surcharge pas de travail ce soir, ça l'occupera et lui changera les idées. Anicée roule des épaules pour s'accouder confortablement sur le comptoir, prenant ses aises. Il hoche la tête et rit à l'explication simplifiée du brun. Simplifiée mais vraiment très franche.

« C'est bien, au moins, tu n'y vas pas par 4 chemins ! Tu es bon pédagogue. »

Tutoiement revenu, le gamin l'y invite estime le barman. Et qu'est-ce qu'on demande à son nouveau copain de beuverie ? Des détails sur l’activité de ce soir, pardi !

« Et il ressemble à quoi ton plan cul de ce soir ? Ce serait con que je te mette tout à l'eau parce qu'il te voit parler avec un merveilleux barman blond. La jalousie, c'est terrible, hélas, j'en suis tant souvent la cause... »

Il sourit. Un sourire beau-gosse et exagéré qui invite le jeune à comprendre la blague, comme un gros coup dans les côtes pour dire "hein, hein, hein ? *clin d'oeil appuyé*". Presque à en devenir lourd, mais Anicée secoue la tête.

« Mais je pourrais me rattraper en faisant à boire, si tu veux. Sauf si tu veux la -ou le, bien sûr- saouler au Monaco. Ça va te prendre longtemps, mais c'est toi qui gère, t'es grand après tout. »

Arthur rit sincèrement à la petite blague du barman. Est-ce qu'il était du genre toujours sûr de lui ou est-ce qu'au contraire il cachait une sorte de timidité avec de l'humour exagéré ? La curiosité d'Arthur était piquée.

Il s'aperçut qu'à ce stade, il se fichait éperdument de savoir si le barman était l'homme qu'il avait eu au téléphone. Il était plutôt marrant, et discuter avec lui l'aidait à lui remonter un peu le moral et à oublier ses soucis.

En revanche, il allait falloir qu'il se dépatouille de son mensonge sur Tinder. Enfin, demi-mensonge.

"C'est quelqu'un qui a ce genre boulot où y'a pas d'horaires vraiment fixes. Je sens qu'on est face au coup classique du "j'ai été retenu au boulot". Mais bon, c'est pas grave. Je suis pas physionomiste, de toute manière, je l'aurais peut-être même pas reconnu."

Depuis quelques années, Arthur était passé maître dans l'art de parler de façon non-genrée quand il était question de partenaires amoureux. Il faut dire que sa famille était coutumière des questions bien directes comme "Alors, tu t'es trouvé une petite copine ?" ou "Quand est-ce que tu nous ramènes une gentille fille ?".

Or Arthur s'était aperçu quelques années plus tôt qu'il avait des coups de coeur absolument tout le temps. Une vraie midinette. Mais ce qui était étrange, c'était qu'il arrivait à en avoir autant pour des filles que des garçons, de tous âges, de tous styles. Il mettait ça sur le dos de sa capacité à rêvasser de tout, tout le temps, mais il était conscient que cela remettait probablement en cause son hétérosexualité par défaut. Mais comme il ne voulait pas vraiment réfléchir sérieusement à la question, il avait décidé de se définir comme "queer". C'était assez vague pour ne pas avoir à se mettre une étiquette, et en même temps assez large pour recouvrir la réalité.

Mais il ne se sentait pas d'en parler à sa famille qu'il voyait déjà peu. Ni à ses quelques fréquentations de la fac. Ni aux autres, en fait. Qui comprendrait ? Alors il feintait toujours en utilisant des tournures de phrases qui lui permettaient de laisser le doute planer. Ainsi les gens imaginaient ce qu'ils voulaient et le laissaient en paix.

C'était donc la stratégie qu'il avait employée sans même y réfléchir avec le barman. Il finit son verre et ajouta :

"Et... Merci pour la proposition, mais je ne crois pas que soûler quelqu'un pour le mettre dans mon lit soit mon style de séduction !"

C'était sans préciser que son "style de séduction" consistait en général à fantasmer sur une personne sans jamais lui adresser la parole ou à se laisser totalement faire quand quelqu'un semblait miraculeusement intéressé/e par lui.

"Mais si c'est ton style, je devrais peut-être me méfier et continuer au soda, non ?" demanda-t-il avec un petit sourire narquois.

Ça tourne tranquille, dans la petite tête du Blond. La conversation est banale à souhait, ça badine sur les rencontres Tinder et sur les façons de draguer, rien de bien étrange ou difficile à suivre. Ça occupe sa soirée morose d'un bar vide qu'une musique lancinante vient occuper par sa présence. Ça ne restera pas une soirée mémorable pour le barman, pas de plantureuses rencontres ou de gros coup de coeur, mais le jeune est gentil et parvient, par sa sympathique timidité, à lui faire oublier son histoire du petit jeune en détresse au téléphone.

Ce n'est pas si difficile d'oublier.

Et toi, petit jeune au Monaco, Anicée aussi t'oubliera vite. Il oubliera ton regard, tes mains qui tournent le Monaco, tes lèvres qui trampouillent leurs pulpes dans la mousse pour aspirer une gorgée. Il oubliera mais se souviendra de ton sourire rêveur et du pourquoi, malgré le chiant, malgré le désagréable et le lourd, il supporte bosser ici malgré tout.
Malgré le sombre et les murs aussi.
Ce sont les anecdotes qui font vivre.
Tu parviens a effacer le sombre de cette soirée et laisser une note douce-amère, tu peux être fier.

« J'ai pas besoin de saouler pour pieuter généralement, tu n'as pas à t'inquiéter. » répond-il tranquillement. Ça parlait de plan cul y'a deux minutes, on peut se permettre ça tout de même, non ? On se plaindrait de harcèlement, mais ce n'est pas le genre de Monsieur Monaco, hein ?

Anicée ne sait pas s'il peut continuer à jouer le bôgoss sûr de lui, ajouter que son visage et sourire suffisent généralement pour faire tourner les têtes où s'il se tait à ce sujet. Faire un peu l'arrogant, c'est bien, trop c'est chiant. Et puis, pour dire quoi après ? Qu'il n'a pas de relations stable à son âge car son côté ours finit toujours par toutes les faire fuir ? Il sourit pour cacher ses pensées quand un brouhaha vient de la porte. Le blond relève la tête, voit un banc de jeune approcher groupé, riant, chantant.

« Ah, fin de la pause. J'vais devoir me remettre au boulot. » Il soupir, sourit au jeune « Bon courage avec ta rencontre Tinder si elle arrive ! »

Il retourne à sa place, voit les jeunes, lance ses éternels « qu'est-ce que je vous sers ? » avec ses éternels sourires.

Le boulot reprend.