Aiguille s'était réveillée, le matin, encore déboussolée par sa perte de mémoire. Ce n'était pas un phénomène passager : c'était bien la deuxième journée avec ce plus que fâcheux problème.

Aiguille passa presque toute sa journée à vaquer à ses occupations... qui devaient être quotidiennes, du temps où elle connaissait son quotidien, ce qui se résumait à tricoter. La fan de tricot était inspirée : elle fit un beau bonnet couleur bleu glacé et un pull léger en laine bleue. Elle était contente du résultat : mais en même temps, rester ici ne lui apportait pas entière satisfaction. Il fallait qu'elle parte à l'aventure, en quelque sorte. Aller plus loin que son quartier. Peut être des réponses se trouvaient dans des lieux plus reculés. 

L'idée de partir explorer un monde inconnu ne mettait pas complètement à l'aise Aiguille, c'était sûr. Mais si elle restait dans un endroit sécurisé, elle ne courrait aucun danger. Mais quels sont les lieux sûrs et ceux qui ne le sont pas ? Même cela, Aiguille ne le savait pas. Ne le savait plus. Allons donc, je ne vais pas me faire du soucis pour ça ! Je suis sûre que je vais trouver plein de choses ! Ces pensées mirent en confiance la jeune femme. 

Elle força quelques mèches de cheveux à rentrer dans son bonnet nouvellement conçu, puis sortit de sa chambre avec un sourire, non sans oublier de prendre dans ses poches une petite pelote de laine et ses aiguilles. C'était le soir, mais le soleil ne s'était pas encore couché. Heureusement, car partir vers l'inconnu dans le noir était franchement glauque. 

La destination d'Aiguille était la forêt. Elle se souvenait légèrement de cet endroit, c'est une forêt où les couleurs sont inversées. Elle n'avait pas l'air trop dangereuse, c'était un parfait point de départ. Tandis que la femme aux yeux clairs marchait, elle observait les alentours. Et ses vêtements. Si ils étaient censés changer de couleur, c'était raté. Cela la mettait mal à l'aise. Elle avait l'impression d'être perdue. 

Mais ! Elle était perdue ! Ce n'était pas bon. Aiguille prit la pelote de laine de ses poches et tortilla le bout dans ses mains. L'atmosphère des lieux n'était pas des plus agréable. Et pour cause : le cadre était lugubre.

Un fleuve coulait, mais son eau était sombre, tellement sombre, c'en était troublant. Quelques bulles éclataient à la surface pour laisser échapper une espèce d'épaisse brume noire. Et une jeune fille aux cheveux blancs était accroupie. 

Hein ?! Aiguille écarquilla les yeux. Elle ne se trompait pas, ce dos, et ces cheveux blancs, devaient appartenir à la jeune gouvernante qu'elle avait rencontrée la veille, dans son quartier. Elle s'appelait... Soarta, si la mémoire d'Aiguille ne la trompait pas. 

La femme à la chevelure barbe à papa s'approcha doucement de celle avec ses cheveux neige. Aiguille enleva son bonnet, pour le déposer soudainement sur la tête de Soarta, tout en lui demandant, ou plutôt en lui criant dessus (de joie de voir une personne dans cette misère) :

« BOUH !! Soarta ! Que fais-tu ici ? »

Aiguille ne s'était pas trompée, le bonnet allait comme un gant sur Soarta. Elle espérait aussi que cette dernière l'aide, parce qu'elle était définitivement perdue. Blanche-neige était maintenant son seul espoir.

Encore une fois, le même réveil dans cette chambre grise. Encore une fois, la même nuit à avoir des bribes de choses qu'elle ne connaissait pas. Encore une fois, Soarta se leva machinalement, sans autres souvenirs que ce qui lui était arrivée la veille.

Oui, hier. Elle avait rencontré trois autres personnes. Une brune, une rose et une rousse, respectivement Switch, Aiguille et "Epine". Pour cette dernière, elle ne savait quoi en penser réellement pour le moment et ce devait être réciproque. De ce qu'elle s'en souvenait, les deux se méfiaient mutuellement l'une de l'autre. Forcément, ça n'aidait pas réellement si on voulait se faire bien voir. Et le plus dérangeant c'est qu'elle semblait voir à travers son rôle d'actrice.

Néanmoins, ce n'était pas important. Alors encore une fois, elle revêtit sa tenue de gouvernante. Encore une fois, elle plaça ses armes à leurs endroits respectifs. Encore une fois, elle lança ses dés pour savoir que faire. Un joli 78. C'est beau comme nombre. Mais cela voulait dire qu'elle devait aller consulter sa réserve de poisons, c'était comme ça. Néanmoins, elle se demandait pourquoi elle se souvenait de la signification de chaque tirage de ses dés mais qu'elle n'était pas capable de dire pour qui elle travaillait. Cela la perturbait un peu, mais comme ses dés l'avaient montré hier, ce n'était sans doute pas important. Elle le saurait en temps voulu, tout comme ses souvenirs reviendraient eux-aussi lorsque ce sera le moment.

Elle se leva donc du lit sur lequel elle se trouvait, passant nonchalamment une main dans ses cheveux déjà mal coiffés. Elle souleva le petit carré de tissu qui masquait sa cache et observa son contenu, remarquant par conséquent une fiole vide portant la mention "Important". Il y avait aussi une vague description du poison que devrait contenir ce récipient, une sorte de substance paralysante et anesthésiante. Et on dirait qu'elle allait en avoir besoin vu ce qu'il y avait d'écrit. Bizarrement, Soarta savait quoi chercher mais surtout où. Enfin, elle avait le nom du lieu, pas son emplacement. Mais ça, elle pourrait le demander. Le Fleuve Noir. Pas réellement rassurant comme nom, mais elle-même ne l'était pas donc ça devait compenser. Sans s'en apercevoir, notre jeune gouvernante lança ses dés qui montrèrent un 11. Sa signification apparut d'elle-même dans sa tête, sans qu'elle n'y réfléchisse. Elle allait y passer la journée, c'était bien sa veine. N'ayant pas réellement le temps de traîner, elle sortit donc de sa chambre pour aller dans le monde extérieur.

Le jour devait s'être levé depuis longtemps, car le soleil était haut dans le ciel. Ce n'était pourtant pas son habitude de dormir longtemps. Comment le savait-elle ? Bonne question. Elle avait plus ou moins remarqué que tout ce qui concernait des habitudes, des manies ou autre chose, ça elle le connaissait encore. Seuls ses souvenirs donnaient sur le néant. Même sa façon d'agir était restée gravée en elle. Le phénomène qui l'affectait semblait réellement bizarre, complexe. Le pire étant qu'elle n'avait réellement aucune information dessus. Mais ce n'était pas le moment d'y réfléchir, elle n'avait pas à le faire. Elle devait se rendre quelque part. Dressant un sourire sur son pâle visage, elle aborda un marchand pour lui demander où se trouvait ce fameux Fleuve Noir. Son visage devint blême en un temps record mais il répondit quand même. Avant de s'en aller à toute vitesse, marmonnant ce qui semblait être une prière adressée à la Reine en personne. Pourquoi pas, mais ce n'était pas cela qui allait l'empêcher d'y aller.

Elle était maintenant sortie de la ville depuis un bon moment, le soleil descendait pour aller se coucher et le jour s'assombrissait de plus en plus au fur et à mesure qu'elle s'approchait du cours d'eau. Elle pouvait cependant entendre le bruit de celle-ci, ainsi elle savait qu'elle allait bientôt arriver. Elle touchait plus ou moins au but, pourtant elle venait de faire le plus simple. Elle cherchait maintenant une petite fleur bleue dotée d'épines sur ses feuilles. Ces épines contenaient le liquide dont elle avait besoin, mais elle allait devoir être prudente en les recherchant.

Soarta s'approcha de l'eau et remarqua que celle-ci était noire. Mais réellement noire, éclatant par-ci par-là pour laisser échapper une épaisse fumée, noire elle-aussi. Et bien ce lieu tenait bien son nom on dirait. Et il y avait des hautes-herbes. Elle allait devoir s'accroupir pour pouvoir les écarter et trouver ce qu'il lui fallait. Bien évidemment, on n'allait pas la laisser tranquille, mais elle était tellement concentrée qu'elle n'entendit pas cette personne se rapprocher d'elle sans se soucier du bruit qu'elle faisait.

Cette même personne qui lui sauta dessus pour lui mettre quelque chose sur la tête tout en lui criant dessus. Instinctivement, Soarta réagit. Elle se tourna en moins d'une seconde tout en dégainant l'un de ses poignards de sa main gauche et agrippant de la droite le col de cette personne à la chevelure rose. Ce même rose qu'elle avait vu la veille. Sans montrer sa surprise, elle la lâcha, reculant de deux pas puis rangeant son arme. Puis elle fit la seule chose qui lui semblait appropriée sur le moment, c'est à dire qu'elle joignit ses bras devant elle puis s'inclina pour montrer qu'elle s'excusa. Lorsqu'elle se releva, notre fausse gouvernante fit apparaître un sourire gêné sur son visage et "n'osa pas" regarder Aiguille dans les yeux. Il ne fallait pas qu'elle se montre dangereuse aux yeux de cette personne, sinon tout ceux qu'elle connaissait se méfieraient d'elle, et elle ne le voulait pas.

"Je te prie de m'excuser Aiguille, je ne t'ai pas entendue arriver et tu m'as réellement surprise. Je ne voulais pas te faire peur, j'ai réagi un peu vite..."

Puis elle remarqua ce qu'il y avait sur sa tête. L'enlevant, elle l'observa. C'était un bonne en laine bleue, assez joli. C'était Aiguille qui l'avait fait ? Pour elle ? Mais pourquoi ?

"C'est... Pour moi ? Et bien, c'est très gentil et surtout... Inattendu... Il est joli, merci."

Elle eut une idée. Si elle le mettait, elle baisserait peut-être la tension qui aurait pu apparaître entre elle et celle qui venait de la surprendre. Alors elle le mit. Celui-ci lui donnait un air assez particulier, relevant les pointes de ses mèches tout autour de sa tête. Mais ça lui allait plutôt bien.

Aiguille n'eut même pas le temps de réagir qu'elle se fit agresser par cheveux blancs. Celle-ci avait empoigné le col de la pauvre tricoteuse et dans son autre main brillait l'éclat d'un couteau. Mais que... ?! Aiguille n'avait pas encore repris ses esprits que la poigne sur son col se relâcha et que l'arme disparut. Elle ne réagit pas tout de suite, et était encore sous le choc et se voyait déjà morte quand Soarta s'inclina pour s'excuser et se justifia. Aiguille commença à s'interroger sur la jeune fille devant elle. Une gouvernante, ça ne maniait pas les couteaux, si ? Ou alors, c'était une gouvernante très spéciale. Qui sait... 

« Tu voulais ma mort ou quoi ?! J'ai cru que ma fin arrivait... »

Mais j'ai été un peu bête aussi, de lui sauter dessus comme ça... Aiguille porta la main à son cou, et la déplaça jusqu'à sa nuque. Tout en massant celle-ci, elle remarqua que Soarta s'était rendue compte du bonnet que la femme aux cheveux roses avait vissé sur sa tête. Les compliments que la jeune gouvernante fit à propos de sa création détendirent un peu Aiguille qui sourit et acquiesça gaiement. 

« Merci ! Dès que je t'ai rencontrée, hier, je savais que cette couleur allait t'aller ! »

Mais elle ne cessait de s'interroger sur les réflexes impressionnants qu'avait sa camarade. L'instant d'une seconde, Aiguille ne l'avait plus vue comme la jeune fille douce qu'elle avait rencontrée auparavant, mais plus comme... quelqu'un de dangereux. Peut-être se faisait-elle du soucis pour rien, mais quelque chose dérangeait tout de même notre gentille femme aux cheveux outrageusement roses. Celle-ci en vint à se demander s'il n'y avait pas autre chose derrière cette mystérieuse Soarta... En parlant de mystères, Aiguille commença à se poser des questions sur elle-même, et ce pour la première fois depuis qu'elle s'était réveillée, l'esprit pratiquement blanc et ses souvenirs presque tous envolés. 

Aiguille sentait qu'il y avait quelque chose de plus, quelque chose en elle qu'elle avait aussi oublié. La jeune dame avait remarqué la veille que les habitants semblaient plutôt familiers avec elle, et s'adressaient à elle amicalement. Même les enfants lui souriaient, en l'appelant : "Tatie Aiguille". Ce surnom ne lui plaisait pas, d'ailleurs. Mais tout ceci la troublait, elle avait l'impression d'être presque... trop "parfaite". Sans soucis, populaire, avec plein d'amis. En ce cas, d'où venait cette cicatrice au cou ? Aiguille l'avait sentie et aussi vue le matin même. Que s'était-il passé avant ? 

Refoulant toutes ces pensées, elle remonta son pull en grosse laine jaune pour cacher un peu plus de son cou ainsi que ses mystères. Aiguille devait se concentrer sur la fille en tenue de gouvernante qui se tenait devant elle, le bonnet fraichement tricoté placé sur ses cheveux neige. Cette dernière était, il ne fallait pas l'oublier, sa lueur d'espoir près de ce fleuve noir. Pour être arrivée ici, Soarta devait connaitre le chemin aller, et par conséquent le chemin retour. 

Aiguille était tout de même intriguée par ce fleuve totalement sombre. Elle s'approcha, mais resta à bonne distance pour ne pas risquer de tomber dans cette eau qui semblait sans fond. Tout cela, les bulles, cette couleur si particulière, la fascinait et la plus si jeune femme ne put s'empêcher de s'exclamer joyeusement, en direction de Soarta.

« Je me suis perdue mais toi, que faisais-tu près d'ici ? Tu regardais cette eau magnifiquement noire et glauque ? »

Il était vrai que ce fleuve ne respirait pas la vie et l'atmosphère en ce lieu était loin d'être rose. Aiguille fut prise d'une idée soudaine et s'accroupit pour chercher un caillou ou autre objet relativement dur, et s'empara finalement d'une petite pierre. 

« Penses-tu que ce fleuve a un fond ? Je me demande ce que cela fait si je jette quelque chose dedans. »

Aiguille s'amusait à bouger sa main pour que son caillou s'envole et retombe sur sa paume. Elle était prête à le jeter. Il ne se passerait sûrement rien, mais ce fleuve l'intriguait tellement qu'elle ne pouvait pas juste demander son chemin à la jeune gouvernante et rentrer chez elle sans en avoir découvert plus sur ce lieu.

Le vent se lève. Souffle de plus en plus fort. Le caillou que tu tiens dans la main, petite Aiguille, roule et tombe dans le fleuve. Une multitude de bulles rouges s'élèvent à l'endroit où il a plongé et éclatent dans un concerts de petites explosions. Des bruits de pas derrière vous, une écorce qui craque. Un chien fleur apparaît, sûrement attiré par votre odeur et le bruit des explosions. Il est semble seul, mais méfiez-vous, ce prédateur chasse généralement en meute.

Avait-elle réellement voulu sa mort ? Sur le moment, certainement. Elle s'était laissée surprendre, et plus qu'à Aiguille, c'était à elle-même qu'elle en voulait. Finalement, elle avait peut-être perdu un peu de ses capacités avec cette perte de mémoire. Mais qu'en savait-elle vraiment ? Vu qu'elle ne se souvenait plus de rien, elle ne connaît même plus ses réels talents. Mais encore une fois, elle ne pouvait rien y faire maintenant.

Soarta aperçue Aiguille porter la main à son cou puis masser sa nuque. Ce n'était pas la première fois qu'elle la voyait faire ça, et ce n'est que maintenant réellement qu'elle se demande pourquoi. Tout le monde a des petits secrets, mais l'information est la source du pouvoir incertain que l'on peut avoir durant sa vie, et elle savait qu'elle aimait connaître tout ce qui pourrait être intéressant pour cerner une personne, la manipuler pour arriver à ses fins. Pas pour lui faire du mal non, mais si jamais elle devait faire quelque chose, autant avoir les moyens de le faire. Elle ne prévoyait pas sur le moment d'utiliser Aiguille, ne sachant même pas quoi faire sur le moment à part ramasser cette fleur. Ce qu'elle n'avait pas eu le temps de faire avec l'arrivée de sa connaissance, bien qu'elle l'ait trouvée.

Puis elle remarqua que chevelure rose semblait dans ses pensées. Elle n'aimait pas ça, se posait-elle des questions sur sa personne ? Se demandait-elle si elle n'était pas plus qu'une simple gouvernante ? De toute façon, avec la démonstration de ses réflexes, on ne pouvait même plus se poser la question. Son déguisement commençait à s'étioler, cette toile qu'elle avait si finement tissée commençait à se défaire. Il fallait empêcher cela d'arriver. Alors Soarta sourit délicatement en voyant Aiguille remonter son pull et se pencha pour ramasser doucement la fleur dont elle avait besoin. Tout en se relevant, elle entendit Aiguille lui parler joyeusement. Finalement, elle n'avait pas trop l'air de s'inquiéter du fait que Soarta savait manier plutôt précisément au moins une arme blanche.

Ce qu'elle faisait ici ? Regarder cette eau ? Tournant la tête, elle afficha une expression à demi-dégoutée en voyant les bulles exploser à la surface. Non, elle n'aimait pas cet endroit. Il ne lui inspirait nullement confiance, elle avait l'impression d'être épiée à chaque moment, y compris maintenant. Elle ne s'était pas perdue, contrairement à son amie. Le fait qu'elle le précise voulait certainement dire qu'elle comptait sur elle pour repartir.

"Non, je ne regardais pas l'eau, j'aurai peur d'y être attirée. Je ne faisais que rechercher une simple fleur pour remplir un vase de ma chambre. Mais toi, comment t'es tu perdue ici ? Il faut quand même le vouloir, non ?"

Au même moment, Aiguille avait ramassé un caillou et s'amusait à le jeter en l'air, demandant ce que ça ferait si elle le jetait. Soarta savait qu'il ne fallait pas faire ça. Tout en ne le sachant pas, c'est assez difficile à expliquer. Mais d'un coup, le vent se leva et le caillou commença à rouler hors de la main de son amie.

"Non !"

Tout en criant, notre gouvernante se précipita vers le bout de rocher pour essayer de le rattraper. Elle le frola du bout des doigts mais ne réussit qu'à le faire tourner et il finit quand même sa course au fond des eaux noires du lac. Qui se mit à bouillir à l'endroit de l'impact, des bulles rouges remontant et éclatant à la surface en explosant. Puis un craquement se fit entendre derrière elles, ce qui fit se retourner Soarta. Et elle vit un animal. Elle ne savait plus son nom, mais néanmoins savait qu'il ne fallait pas le prendre à la légère. Il chassait généralement en meute, selon la voix dans sa tête. Que fallait-il faire ?

Prudemment, Soarta sortit ses dés et les fit rouler, tout en regardant dans les yeux l'animal.

"Aiguille, s'il te plait, fixe-le bien. C'est important."

Attendant un petit peu le temps qu'elle le fasse, Soarta se baissa et regarda le résultat, un 76. Puis elle ramassa ses dés et tout en se relevant, porta la main à sa cuisse.

"Maintenant, tu vas te préparer à courir. N'aie pas peur, tout ira peur, je te l'assure."

Oui, tout irait bien, ses dés lui ont dit. Tout ce qu'elle avait à faire, c'était d'empêcher l'animal de les suivre puis de partir. Durant tout ce temps, elle était restée extrêmement calme, comme si la situation ne l'inquiétait nullement. Ce qui était le cas, il fallait le dire. Elle pouvait éliminer facilement cette menace, elle le savait. Mais quel intérêt ? Elle ne fait que ce que ses dés lui disent de faire, encore plus lorsqu'il s'agit d'éliminer une cible. Or, là il ne fallait pas la tuer. Ce qui aurait surement compliqué les choses, sa meute aurait pu vouloir se venger. Alors, ce qu'elle fit à la place, c'est lancer un couteau dans la patte arrière gauche du chien-fleur, qui s'y enfonça facilement. La bête poussa un cri de supplicier pour reculer doucement tout en jappant.

"Maintenant !"

Tout en prenant le bras de son amie, elle courut le plus vite possible. Tendant l'oreille, elle ne percevait que le bruit de leur cavale. Elle ne pourrait certainement pas entendre les animaux si jamais ils les prenaient en chasse, ils devaient savoir comment se rendre discret. Puis enfin elle s'arrêta dans une petite clairière, un trou au milieu des arbres. Reprenant son souffle, Soarta s'adressa enfin à Aiguille d'une voix qu'elle se voulait rassurante. Il fallait qu'elle reprenne son rôle, ou qu'elle gagne celui de protectrice.

"Tu vas bien? Excuse-moi de t'avoir ainsi malmenée, mais il fallait aller vite. Et il y en a certainement encore d'autres, j'ai quand même blessé l'un des leurs, même si il s'en sortira. Mais bon, maintenant tu sais ce qui se passe lorsque quelque chose entre dans le lac."

Sur ces mots, elle sourit, afin d'essayer de rassurer son interlocutrice. Mais elle ne l'était nullement. Pourquoi est-ce que sa recherche d'une simple fleur finissait comme ça ? Décidément, ce n'était qu'une vaste pièce de théâtre, et elle venait d'avoir à faire avec une des nombreuses péripéties. Mais quelque chose la dérangeait. Elle le sentait au fond d'elle, ce n'était pas dans son habitude d'aider quelqu'un comme ça, ou tout du moins de lancer les dés avec la volonté de le faire. C'était comme si... Elle avait subi une sorte d'influence extérieure, mais en même temps intérieure, connectée à elle... Mais ce n'était pas le moment d'y réfléchir.

Aiguille n'avait toujours pas lancé son caillou, car même si elle était curieuse, une petite voix semblait lui dire que non, ça allait créer des problèmes, qu'il ne fallait pas faire ça. Avait-elle déjà testé la rivière de cette manière dans le passé ? Elle ne s'en souvenait pas. Enfin, c'était logique pour une amnésique. Peut-être que ce serait trop dangereux de jeter cette pierre. Après tout, tout dans ce lieu semblait dangereux. 

Mais la petite Aiguille, prisonnière de son destin, vit le vent souffler et emporter l'objet qu'elle tenait dans sa main directement dans le fleuve. Soarta, la gouvernante qui était habile avec ses couteaux -c'était le moins qu'on puisse dire - essaya d'arrêter le caillou qui faisait sa petite route vers l'eau plus noire que la nuit. La femme à la chevelure rose abondante était troublée. Était-ce encore plus dangereux que ce qu'elle pensait ? Pourquoi Soarta semblait-elle si affolée ?

La jeune fille toucha du bout des doigts le caillou, mais celui-ci continua son trajet inexorablement. Aussitôt plongé dans le liquide sombre, des bulles rouges apparurent à la surface, éclatant et explosant. Aiguille se demanda si c'était pareil pour un homme qui tombait dans cette eau. Elle ne préférait pas essayer... Instinctivement, elle recula de quelques pas pour s'éloigner du fleuve. 

Des craquements d'écorces se firent entendre derrière les deux camarades. En se retournant, la tricoteuse remarqua que c'était un chien-fleur. Ces bêtes étaient vraiment étranges et surtout leur bouche. Aiguille avait l'étrange impression d'en avoir déjà vu auparavant, enfin au moins de connaitre quelques bases sur ces choses. Elles étaient souvent en meute. Mais ce chien-fleur semblait seul... C'était plus prudent de ne pas rameuter toute sa troupe de copains chien-fleur qui se feraient une joie de les poursuivre. 

Aiguille sentit son amie bouger à côté d'elle. Elle lançait des dés ? Quelle étrange occupation, surtout dans cette situation. Mais elle obéit à ses ordres et regarda droit dans les yeux l'animal esseulé. Soarta semblait encore lancer ses dés, mais comme Aiguille était occupée à fixer le chien-fleur, elle ne put vérifier les gestes de la gouvernante. Elle attendit donc patiemment -enfin presque- que cheveux blancs lui dise de courir. Une simple indication, et Aiguille était toute prête à courir. Pour sa vie ?

Une vérité frappa soudainement la femme aux cheveux outrageusement rose. Si cette bête était en colère, si sa meute venait... elles allaient être pourchassées sans relâche, et sûrement tuées. Ces trucs semblaient fragiles, mais violents. Il faudrait les abattre un par un. Et peut-être Soarta était une pro du combat, mais Aiguille, elle, ne savait pas vraiment se battre. Elle avait ses aiguilles à tricoter dans sa poche, mais elle n'avait pas l'impression qu'elle savait s'en servir en tant qu'arme pour empaler du chien-fleur.

Maintenant. Un seul mot qui résonna dans la tête d'Aiguille, qui, comme guidée par son instinct, se retrouva à courir. Ah, elle était guidée par Soarta qui prenait son bras. Qu'avait-elle dit, déjà, avant ? De ne pas avoir peur, que tout ira bien. Aiguille rigola doucement dans sa tête. Normalement, ce devrait être elle l'aînée protectrice. Mais pour l'instant elle se fiait totalement à Soarta, seule lumière et soutien dans ce chemin sombre.

Notre grande Aiguille se concentrait uniquement sur son souffle, sa respiration, la sensation de la main de la soi-disant gouvernante sur son bras. Il semblait que rien d'autre ne comptait pour elle à ce moment là. Son esprit d'habitude joyeux et qui respirait l'optimisme était éteint. Il fallait juste qu'elle s'en aille, loin de ce fleuve, loin de ce chien. Ne plus se sentir perdue, avoir ses souvenirs. 

Mais Aiguille se réveilla lorsqu'elle s'aperçut qu'elles étaient arrivées dans une clairière. Enfin un petit moment de pause après cette course. Elle reprit son souffle et tenta de se calmer un peu. Il ne fallait même pas qu'elle tente, il fallait qu'elle soit. Calme. Ce n'était pas son genre d'avoir peur. Mais c'était son genre pour avoir quoi ? Toujours de la bonne humeur ? Oui, c'était ça. Elle allait garder sa bonne humeur. Sa joie. Elle savait si bien faire ça, être de bonne humeur.

« Tu vas bien? Excuse-moi de t'avoir ainsi malmenée, mais il fallait aller vite. Et il y en a certainement encore d'autres, j'ai quand même blessé l'un des leurs, même si il s'en sortira. Mais bon, maintenant tu sais ce qui se passe lorsque quelque chose entre dans le lac. »
 
Soarta avait parlé d'une voix rassurante. C'était amusant, car les premières impressions d'Aiguille sur cette jeune fille était plutôt la froideur, enfin, pas ce ton si protecteur, ainsi que cette attitude que la fille aux cheveux neige avait adoptés. 

Aiguille, sitôt entièrement remise de sa course, étudia les paroles de sa nouvelle amie. Elle avait donc blessé le chien-fleur ? Elle n'avait même pas fait attention. Pourtant, en se rappelant bien, elle se souvenait d'avoir entendu un gémissement. À ce moment-là, ses pensées occupaient tellement son esprit que même les événements extérieurs ne l'avaient pas marquée. 

Et puis oui, maintenant elle savait. Maintenant sa curiosité était assouvie. Mais était-ce une bonne chose ? Aiguille préféra ne pas trop y penser. Elle était optimiste. Pour garder sa bonne humeur, il fallait penser à de bonnes choses. Garder son sourire.

Oui. Aiguille fit un grand sourire chaleureux. Et sincère surtout. Elle était sincèrement heureuse que Soarta ait pris la situation en main. Qu'elle l'ait sauvée. Il y avait tant de reconnaissance dans ce sourire. 

« Ne t'inquiètes pas, je n'ai rien sentit si tu m'as malmenée. Je suis plutôt heureuse que tu m'aies sauvée. Vraiment, merci. Je pense qu'à l'avenir je n'aurai plus l'idée idiote de jeter des choses n'importe où ! »

Puis elle rit. Pas trop fort, mais modérément. Doucement. Pour ne pas alerter l'animal qui devait encore roder malgré sa blessure. Ça y est, elle se sentait moins apeurée. Elle avait trente-cinq ans, et pourtant il y avait quelques minutes elle semblait en avoir dix. 

« Tu te souvenais de ce qui se passait si on jetait un truc dans ce fleuve ? J'avais bien l'impression que ça allait être dangereux mais... ce serait tellement plus pratique si j'avais mes souvenirs. »

Ah ! Mais Aiguille n'était même pas sûre de savoir si Soarta était dans le même cas qu'elle ! La gouvernante semblait perdue, mais peut-être se rappelait-elle de plus de choses. 

La tricoteuse joua avec ses aiguilles à tricoter, mais les oreilles toujours alertes au moindre bruit, si cette chose revenait. Et cette fois-ci, elle essayerait de ne pas tout laisser à Soarta. De se défendre seule, peut-être ? Mais au moins en était-elle capable ? Elle s'en moquait de savoir ça, du moment qu'elle pouvait rendre la pareille à sa sauveuse.

Un rire. L'atmosphère semblait plus légère, même si ce rire était faible. La menace pouvait toujours être là, Soarta était sur ses gardes. Elle ne devait pas se laisser surprendre, elle devait protéger Aiguille. Pourquoi ? Elle n'en savait rien. Elle suivait la directive de ses dés. Mais présentement, elle s'était échappée. Elle avait donc fait ce qu'ils lui demandaient, ce que la pièce de théâtre lui réservait. Le script était rempli, mais elle n'avait pas la suite. Que faire ? S'adapter. Elle verrait bien après.

Si elle se souvenait de ce qui allait se passer si on jetait un objet dans le fleuve ? Non. Elle n'avait aucun souvenir. Alors pourquoi elle avait essayé d'empêcher cela ? Un réflexe. Un souvenir de son corps. Elle n'avait pas réfléchi, elle avait agit d'instinct. Elle était donc déjà venue ici. Avant sa perte de mémoire. Un instant, que venait de dire Aiguille ? "Plus pratique si elle avait ses souvenirs" ? Elle était donc elle aussi amnésique ? Elle n'était donc pas la seule à l'être. Peut-être allait-elle avoir des informations.

Puis Soarta remarqua que celle qu'elle venait de protéger commença à jouer avec ses aiguilles. Un geste nerveux. Avait-elle dit quelque chose qu'elle ne voulait ? Cela concernait son amnésie ? Elle voulait la cacher ? Et puis de toute façon, ce n'est pas avec de si petites choses qu'elle allait se défendre. Ce n'est pas le sujet. Aiguille était amnésique, il fallait obtenir des informations. Le public est en attente, la pièce se doit de continuer.

"Je te prie de m'excuser, mais tu dis être amnésique ? Ce n'est pas... Commun. Est-ce que tu sais depuis combien de temps ?

Une voix basse, apaisante. Une question délicate, posée avec soin et douceur. Sa tête penchée un peu sur la gauche, un air sincère sur le visage. Rien ne laissait supposer qu'elle ne cherchait que des informations. Elle-même savait que sa perte de mémoire datait de la veille. Si c'était aussi le cas pour cette personne, alors cela voulait dire qu'elles étaient liées d'une quelconque façon, et que l'événement était collectif. Sinon... Ce n'était qu'un hasard, mais le hasard est tout. Le fait que ce soit collectif ferait que ce soit l'intrigue de la pièce dans laquelle elle jouait. Mais était-ce important de le savoir ? Seule elle pensait ainsi. De toute façon, il arrivera ce qu'il devra arriver. On ne peut l'empêcher.

Puis le vent souffla. Trop fort. Bien trop. Elle le remarque, ce n'était pas naturel. Il se passait quelque chose. Les branches des arbres s'agitaient, puis le tronc de l'un d'eux... Bougea aussi. Ce n'était pas normal. Il se passait quoi ? Soarta était surprise, elle ne s'attendait pas à ça. Un visage dans un arbre. Qui leur demandait d'approcher. Soarta s'exécuta. Pourquoi ? Elle n'avait même pas lancé ses dés. Mais elle n'avait rien à craindre. Normalement. C'était un arbre, que pouvait-il leur faire ? Leur souffler dessus, évidemment. L'air environnant fut envahi de feuilles, alors elle mit son bras devant ses yeux pour se protéger. Les dîtes-feuilles s'infiltraient même dans sa tenue, mais bientôt se fut terminé. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, une enveloppe se trouvait devant elle. Elle ne prit même pas la peine de regarder Aiguille, et la ramassa. Pour l'ouvrir. Décidément, le hasard s'amusait. Quelle était la probabilité qu'elle aille ici aujourd'hui ? Si Aiguille ne s'était pas perdue, elle n'aurait pas eu cette enveloppe non plus.

Elle regarda ce qu'elle tenait. Une image. Des gens heureux, une fille entourée de ses parents, la mère et l'enfant ayant des cheveux blancs. Comme elle. Elle se retrouvait dans la petite, qui tenait les mêmes dés qu'elle dans le creux de sa main. Serait-ce donc elle étant enfant ? Puis elle se sentit envahie par quelque chose. Des images apparaissaient dans sa tête. Oui, elle se rappelait maintenant. Comment avait-elle pu oublier ça ?

On les avait attaqués. La famille Heart. Sa mère, oui c'était elle bien sûr, l'avait cachée. Les cris, les bruits, le carnage. Elle s'en souvenait maintenant. Elle avait fermé les yeux, prié pour que tout cela s'arrête. Ses dés, elle avait jeté ses espoirs dessus, les avait serrés contre son coeur. Mais que se passait-il après ? Comment en était-elle arrivée ici ? A manier couteaux et poisons ? A porter une tenue de gouvernante ? Trop de mystères encore. Mais elle pouvait récupérer la mémoire. Il fallait juste qu'elle fasse confiance à ses dés.

Elle les sortit d'ailleurs de leur petite bourse en cuir, puis les fixa. A bien y regarder, ils étaient assez vieux. C'étaient les mêmes que sur l'image. Les siens. Elle les serra et elle porta contre son coeur, fermant les yeux. Puis elle souffla et les rangea. Ce n'était pas utile de ressasser le passé. Ce qui est arrivé l'est pour toujours. Elle ne pouvait pas changer le script de la pièce.

"C'est... Troublant. Encore une fois, excuse-moi de mon égarement."

Soarta jeta alors un coup d'oeil au dos du dessin. Une simple phrase, un souhait. Graver cette image dans sa mémoire ? On dirait qu'elle avait déjà failli à cette tâche, vu qu'elle avait tout oublié. Mais cette fois, elle tiendrait parole. Elle se souviendrait. Toujours. Ou bien n'était-ce pas important ? Si. Le hasard l'avait amenée ici. Tournant alors le regard, notre gouvernante remarqua que celle avec qui elle était la regardait.

"Oui ? Veux-tu me dire quelque chose ?"

Cette fois encore, une simple interrogation. Mais pour une fois, elle n'avait pas cherché à avoir un faux air sur son visage. Elle n'y avait pas pensé. Elle était surprise. Aiguille la regardait... Autrement. C'était perturbant. Le vent s'était calmé, on n'entendait plus aucun bruit. Tout était calme, comme si ces deux personnes devaient se parler. Silence dans la pièce, quelque chose d'important se passait. Les spectateurs étaient attentifs, curieux. On allait enfin en connaitre plus sur ces deux protagonistes, liées par une perte de mémoire.

Soarta lui posa une question. Sa voix était gentille et douce, mais la question posée fit légèrement frissonner Aiguille. Il ne fallait pas qu'elle sache qu'elle était amnésique. En tout cas, pas dans cet endroit. La forêt était aussi sous surveillance de la reine, et sans aucun doute si on apprenait qu'Aiguille avait perdu ses souvenirs, on trouverait ça étrange. C'était peut-être même interdit, d'être amnésique. On ne savait jamais avec la grande souveraine de ce royaume. Alors la femme aux aiguilles sourit et répondit d'un ton amusé :

« Non non, c'est juste que j'ai quelques problèmes de mémoire. Ça arrive, avec l'âge ! Mais c'est uniquement depuis hier, hein. »

Sa dernière phrase était comme la véritable réponse à la question de Soarta. Pour qu'elle devine, qu'elle sache depuis quand si la fille aux cheveux blancs était elle aussi dans le même cas qu'Aiguille. 

Ses paroles avaient été à peine prononcées que le vent souffla, il souffla très fort. Les branches des arbres bougeaient et les feuilles tanguaient. C'était un beau spectacle, mais assez peu commun et naturel au goût d'Aiguille. Un visage se dessina dans une écorce d'arbre, arborant une expression malicieuse. Sa bouche esquissa quelques mots, demandant aux deux jeunes filles de s'approcher. Aiguille obéit, s'approchant de cet étrange tronc. C'est comme si... elle était attirée par celui-ci, qu'elle savait qu'il serait bénéfique.

Aussitôt proche de l'arbre, elle sentit le vent s'engouffrer partout, dans ses cheveux, dans ses vêtements, dans ses oreilles. Aiguille ferma les paupières pour ne pas recevoir des feuilles dans ses yeux. Elle les rouvrit, pour apercevoir juste devant elle une enveloppe. Elle s'agenouilla pour l'attraper, et la détailla. Elle était scellée avec le sceau de la famille Heart. Aiguille écarquilla les yeux. Pourquoi avait-elle une lettre des Heart ? De cette famille royale impitoyable ? Craignant le pire, elle décacheta prudemment l'enveloppe et lut les quelques mots qui se trouvaient dedans. 

"Tu es à moi"

Puis à peine les mots lus, les lettres rampèrent tel un serpent. Étouffant un cri de surprise, Aiguilla lâcha la lettre. Mais l'encre avait déjà coulée, s'écrasant sur les chaussures de la jeune femme. 

Et soudain, un déclic, un flash. Un souvenir. Aiguille se trouvait dans une pièce aux rideaux rouges. Une personne se plaignait de tout le temps rendre service. Mais qui ? Elle ? Aiguille ? Une autre personne était là, aussi. Une femme, une jeune fille à la chevelure neige assise sur un banc sombre, laçant ses chaussures. Ironie du sort, c'était aussi cette même jeune fille qui se tenait près d'Aiguille en ce moment, lisant sans doute ce qu'elle avait reçu du vent. 

Soarta. Cette soi-disant gouvernante, que la femme rose avait croisé chaque jour depuis son amnésie. Était-ce le destin qui l'avait voulu, ou le hasard ? Soarta, dans le souvenir, dit quelques mots. "Nous sommes amies Aiguille, n'est-ce pas ?" Un sourire. Sincère, peut-être ? Il le semblait. Mais l'était-il ? Oui. Pourquoi Aiguille douterait d'elle, enfin ? 

Ce souvenir était court. Deux phrases, un sourire. Mais il était ô combien précieux pour la petite Aiguille. Elle le repassa dans son esprit, encore et encore, essayant d'imprimer chaque mot dit, chaque geste, ressassant encore et toujours ce morceau de mémoire. Ce petit bout, elle le chérissait. C'était son premier, son souvenir. Le seul qu'elle avait de sa vie antérieure à... son réveil. 

Et il y avait Soarta dedans. Celle-ci semblait troublée par quelque chose, mais pour l'instant Aiguille n'était guère intéressée par les problèmes de sa compagne. Elle n'avait même pas remarqué que l'enveloppe et ce qu'elle contenait avaient disparus de ses mains. La seule chose qui comptait, c'était que Soarta se trouvait dans les souvenirs d'Aiguille. Elles étaient liées, on ne pouvait pas le nier. C'était un fait. La tricoteuse le savait, mais son amie, en tout cas elle présumait qu'elles l'étaient au vu de la scène qui s'était jouée, le savait-elle ? Ou était-elle encore ignorante des liens qui les unissaient ? Aiguille devait-elle le lui dire ? Tout avouer ?  

« Oui ? Veux-tu me dire quelque chose ? »

Si elle voulait dire quelque chose ? Ha ! Il y avait tant à dire, mais pourtant, le dirait-elle ? C'était la grande question, le grand problème. Aiguille réfléchissait. Comment toutes deux pouvaient avoir été amies dans le temps ? Ce souvenir n'était même pas daté, ça aurait bien pu se passer il y a quatre jours aussi bien qu'il y a quelques années. Mais les visages, les voix, Aiguille ne pouvait pas bien les situer. Mais si elles s'étaient, peut-être, liées d'amitié, c'était presque... étrange. Deux jeunes femmes, très différentes. L'une à la chevelure pétante, l'autre complètement blanche. L'une est bavarde, joyeuse, franche, l'autre est plutôt calme, secrète, mystérieuse. Les opposés s'attirent, sûrement. 

Mais comment regarder Soarta, maintenant ? Comme une fille qui allait lui donner le chemin ? Ou comme la fille de ses souvenirs, qui lui demandait si elles étaient amies ? Aiguille, en un instant, en un réflexe, lança une phrase. Huit mots. Mais plein de sens. 

« Nous sommes amies Soarta, n'est-ce pas ? »

Puis un grand sourire. Sincère, assurément. Sans aucune arrière-pensée. Juste un grand sourire chaleureux, précédé d'une question plus que primordiale pour Aiguille, maintenant qu'elle savait. 

Puis, une moue gênée. Ce n'était pas son genre, d'être gênée. Mais elle se rendit compte de l'étrangeté de son interrogation. Alors elle tenta de partir sur un autre sujet -qui était tout de même important.

« Bon, on ne va pas rester éternellement ici. Il faut qu'on parte, avant que le chien-fleur et peut-être sa meute nous sentent et nous rattrapent. »

C'était vrai, le danger n'était toujours pas écarté tant que les deux filles n'étaient pas sorties de cet endroit boisé, près de ce fleuve noir, qui était si dangereux.

Spoiler:

Cette situation était particulière. Comment ses souvenirs s'étaient retrouvés éparpillés ? Et pourquoi ? Pour qu'un arbre ait un fragment de sa mémoire, c'était qu'elle était brisée. Il devait y avoir quelque chose qui avait causé ça. Est-ce que ça avait un rapport avec ce Cimbaeth, qu'elle avait en tête ? Ce pouvait être un indice, mais de ce qu'elle croyait se souvenir, il ne vivait pas ici. Mais encore une fois, ce n'était pas important. Elle ne pouvait pas agir contre son destin, alors autant ne pas essayer de comprendre et ainsi voir ce qui se passera. Car il se passera forcément quelque chose, c'était forcé. Les éléments de la narration se mettaient en place les uns aux autres, sans suite logique mais seulement pour le moment. Elle ne devait pas chercher à retrouver sa mémoire, elle lui reviendrait en temps voulu, quand le script lui accordera cette opportunité. Ses choix étaient déjà écrits.

L'air d'Aiguille lorsqu'elle lui avait posé la question la troublait. Elle semblait perdue dans ses pensées, mais comme si elle avait tant de choses à dire qu'elle ne savait pas par où commencer. Elle la regardait différemment. D'ailleurs, elle ne la croyait pas lorsqu'elle avait dit avoir "quelques problèmes de mémoire". Ca date d'hier. Comme elle. Ce n'était pas une coïncidence. C'était la volonté du hasard, se croisant hier comme aujourd'hui. Mais on dirait qu'elle pense que c'est mal vu, elle ne veut pas que l'on sache qu'elle ne se souvient plus de rien. Alors notre gouvernante décida de ne pas approfondir plus le sujet. Elle avait eu ce qu'elle voulait.

Mais si Soarta avait retrouvé un souvenir, Aiguille aussi par conséquent ? Comme elle l'avait remarqué, Aiguille la regardait bel et bien différemment. Si différemment qu'elle lui posa une question, somme toute banale mais qui sonnait si étrange aux oreilles de Soarta. Pourquoi la poser maintenant ? Elle ne connaissait pas la réponse. Ou bien si ? Peut-être l'avait-elle toujours su. Vraiment ? Elle n'en savait rien. Elle passa la main dans ses cheveux, les ébouriffant encore plus après le majestueux coup de vent de plus tôt. Puis baissa la tête ainsi que les yeux, évitant le regard d'Aiguille. Elle savait ce qu'il fallait répondre. Elle savait les gestes qu'elle devait faire. Mais allait-elle les accomplir ? Pour quelle raison ? Elle n'avait pas jeté les dés. Elle ne pouvait le faire, sa couverture serait perdue. Non, elle ne devait pas paniquer. Elle ne le pouvait pas. Elle ne perdait pas son calme, non loin de là. Elle réfléchissait à toute vitesse. Elle devait le faire, même si c'était de l'improvisation, le script connaissait déjà les événements.

Soarta redressa la tête et regarda en douceur Aiguille, comme pour essayer de la rassurer. Elle savait ce qu'elle devait dire. Alors elle sourit, certainement plus sincèrement qu'auparavant, peut-être plus qu'elle ne le devrait. Mémoire corporelle ? Avait-elle déjà souri ainsi, d'une manière si franche à Aiguille ? Elle n'en savait rien, mais elle allait néanmoins quand même prononcer ses mots. La moue gênée de cette personne lui donnait envie de rire, surement parce que la question était tellement banale, sauf en ce lieu. Ou tellement banale qu'elle devenait tout l'inverse.

"Quelle question. Je suis certaine que tu connais déjà la réponse, non ? Je pensais que c'était évident pourtant."

Son sourire se fit encore plus franc, sans qu'elle n'ait besoin de forcer, de se camoufler. Ce n'était pas dans ses habitudes. Mais c'était un fait. Néanmoins, elle en connaîtrait la réponse plus tard, il ne servait à rien de creuser pour le moment. Pour faire quoi ? Elle n'avait strictement aucun indice sur ce sujet. Aiguille devait certainement être paniquée sans réellement le montrer. Elle devait avoir besoin d'un soutien. C'est tout.

Tournant le regard, elle s'avança vers le Saule qui leur avait parlé précédemment, posant sa main gauche sur le tronc. Il s'était rendormi, il n'y avait plus aucune trace de son animation passagère. Que s'était-il réellement passé ? Elle ne le savait pas, elle n'arrivait pas à trouver d'explication logique. Cela lui fit froncer les sourcils. Même si le hasard décidait de tout, il laissait toujours une preuve de son activité. Et ça ne lui plaisait pas de ne pas la trouver. Quel avait été le déclencheur ? Seulement leur présence à elles deux ? Elles étaient donc liées, par quelque chose d'inconnu qui serait révélé seulement en temps voulu ? Ainsi soit-il. Cela viendrait plus tard.

Repartir. Oui, il était vrai qu'elles étaient toujours hypothétiquement poursuivies. Les prendre en chasse pour venger celui qu'elle avait blessé. Elle se souvenait du chemin qu'elle avait pris pour venir, ainsi que celui de leur course effrénée à travers les arbres. Mais il ne fallait pas les reprendre, justement pour le cas où elles seraient prises en chasse. Le risque n'était pas grand, mais existant. Il fallait être prudent. Soarta sortit alors ses dés, les regardant un bref instant, l'image de la jeune fille heureuse apparaissant dans la tête. Elle devait graver cette image. Elle avait échoué une fois, elle ne referait pas la même erreur. Puis elle les jeta au sol. 46, le chemin avait été décidé. Elle allait contourne le tout. Ca prendrait du temps, mais c'est ce qui avait été décidé. Encore une fois, elle s'en remettait au hasard, qui l'avait si bien servie jusque là. Ce qui est marrant, vu qu'à la base c'est lui qui les utilisait.

"Tu as raison, il ne sert à rien de rester ici. Le chemin risque d'être long, mais nous pouvons arriver en ville avant la tombée de la nuit. Il le faut d'ailleurs, n'est-ce pas ? Dans ce cas, partons Aiguille, si tu veux bien me suivre."

Soarta commença à avancer, marchant assez vite. Il fallait quand même maintenir l'allure, quand bien même elles n'étaient pas si pressées que ça. A cette vitesse, elles arriveraient bien en avance, si on peut le dire ainsi. Mais les chien-fleurs étaient toujours une menace potentielle, il fallait la prendre en compte. Puis notre gouvernante se rendit compte qu'elle avait bien distancé Aiguille, alors elle s'arrêta et la regarda. Oui, sa vue lui fit sourire. Elle n'allait décidément pas avec ce lieu, même si le mystère l'auréolait. Elle était trop enjouée pour ce macabre fleuve, contrairement à elle. Ce lieu terne qui ne semblait pas abriter une vie agréable... Sans se sentir bien, elle ne s'y sentait pas mal non plus. Mais pour cette personne, elle sortirait le plus vite. Alors elle lui tendit la main, pour lui montrer qu'elle était avec elle et qu'elle l'attendrait.

"Désolée, j'aurais du faire un peu plus attention. Encore une fois, excuse-moi."

Son sourire était toujours présent, et sa voix se faisait sincère. Pour la première fois, elle ne se sentait pas jouer. Peut-être parce qu'elle reprenait l'habitude, ou alors qu'elle n'avait aucune arrière-pensée. Elle n'en savait trop rien.

Aiguille écouta Soarta répondre à sa question précédente.

"Quelle question. Je suis certaine que tu connais déjà la réponse, non ? Je pensais que c'était évident pourtant."

La chevelure rose se tourna vers sa camarade. Comment prendre cette réponse ? Mais en voyant le sourire sincère, comme celui dans le souvenir, de Soarta, Aiguille était certaine de la réponse. Elle sourit légèrement et ferma les yeux, satisfaite. Elle n'avait pas besoin d'en entendre plus, elle avait ce qu'elle voulait. 

Aiguille observa la gouvernante se diriger vers l'arbre qui avait "matérialisé" leurs morceaux de mémoire avec son souffle. Le tronc n'avait plus rien, l'écorce était redevenue lisse, sans la bouche, le visage qui était auparavant dessiné. C'était étrange. Était-il apparu juste pour leur confier quelques bouts de souvenir ? Était-il venu juste pour elles ? Quelle ironie, si elle ne s'était pas perdue, sa mémoire serait restée la même et elle n'aurait pas rencontré une deuxième fois Soarta. Aiguille rit doucement, la main en poing devant sa bouche. Le hasard l'avantageait beaucoup, c'était certain. 

Puis la réponse à la deuxième question qu'Aiguille avait posé sonna dans ses oreilles. Oui, il fallait repartir, pour au moins atteindre la ville avant que la nuit ne tombe. Ce serait embêtant, s'il faisait noir rapidement. Elles devraient camper, ou continuer leur chemin dans l'obscurité. Aiguille espéra juste que le trajet ne sera pas interrompu par des obstacles, comme ces chiens-fleurs. Ce ne serait pas bon si elles croisaient la route de ces trucs à la bouche dégoutante. Ces dents humaines faisaient frémir la jeune femme aux cheveux bonbon, on dirait que ces bêtes pouvaient dévorer quelqu'un en un instant.

Totalement perdue dans ses pensées, Aiguille ne remarqua pas que Soarta était déjà partie. Un petit temps de réaction passa avant qu'elle ne se rende compte de la distance qui séparait les deux jeunes filles. Qu'elle devait avoir l'air un peu bizarre, la petite Aiguille, plantée là dans la clairière. Mais avec un grand sourire, elle se mit à courir pour rattraper son amie. Celle-ci s'était excusée, mais Aiguille la rassura vite. Et puis, cette sincérité dans Soarta, cela fit rire la jeune femme. Pas une moquerie, mais plutôt un signe d'attendrissement.  

« Ce n'est pas grave ! C'était ma faute, je pensais à des choses. ...Tu crois que ces bêtes peuvent nous manger ? »

Elle souriait, mais une ombre, qui dura uniquement quelques secondes, passa sur son visage. Elle redevint vite joyeuse, mais le souci de se faire dévorer ou autre par les chiens-fleurs tracassait notre jeune tricoteuse. Cette dernière tenait le rythme de Soarta en marchant rapidement à ses côtés. Mais parfois une branche ou des grosses pierres gênaient le passage d'Aiguille qui, pas toujours concentrée, trébuchait dessus. 

Elle failli se casser la figure sur une grosse racine qui décrivait légèrement en l'air une courbe parfaite, à un très bon endroit pour se la prendre dans les pieds. Aiguille se rattrapa rapidement à la manche de Soarta, mais elle fit un petit cri de surprise. Elle se plaqua la main sur sa bouche quand elle entendit un bruit dans les feuilles à proximité. Une tête entourée d'une fleur, gémissante, avec un corps de chien blessé à la patte arrière gauche. Aiguille déglutit et tapota sur l'épaule de la fille aux cheveux neige. 

« Dis, Soarta... quelle était la probabilité que l'on rencontre le chien-fleur que tu as blessé précédemment ? »

Si fallait fuir, elle fuirait. Au moins, ce serait une bonne excuse pour courir plus vite et rentrer chez elle plus rapidement. Ah, qu'est-ce qu'elle avait envie de rentrer dans sa chambre, sa douillette petite chambre, remplie de millier de petites pelotes de laine ! Tout à coup, une furieuse envie de tricoter lui monta au cerveau et ses doigts bougèrent nerveusement. Tout ce qu'elle voulait éviter était arrivé, et maintenant elle avait envie de tricoter ! Le naturel revient au galop, comme on dit. 

Aiguille s'était pourtant juré de se protéger la prochaine fois qu'elle rencontrerait le danger, mais elle avait failli à cette promesse. Elle ne savait pas pourquoi, mais son esprit était comme celui d'une gamine de dix ans. Elle avait envie de fuir, de retrouver sa mère, son père, son frère et sa soeur. Mais elle n'avait pas de famille, enfin elle le supposait. Quel étaient ces souvenirs mélangés à celui fraîchement acquis ? Pourquoi dans son cerveau apparaissaient parfois des flash, d'une plage, de jeunes hommes aux couleurs de cheveux exotiques, vert, ou plus simples, blond. La fillette présente dans tout ceci serait-elle la cause de la couardise d'Aiguille ? Ou alors celle-ci l'était naturellement ? Il fallait qu'elle surmonte ces parasites qui lui remplissaient l'esprit. 

Elle serra ses aiguilles dans ses mains. Elle savait que cela ne la protégerait de rien, mais au pire elle utiliserait ses jambes et ses poings pour se défendre. Aiguille était si inutile quand il s'agissait  de combat, elle le savait. Ça lui faisait mal, résultat Soarta devrait encore se débrouiller seule. Si elles étaient effectivement amies, alors ce ne devrait pas être que Soarta qui la protège ! Aiguille lança un regard penaud à sa camarade, qui voulait dire : "Désolée d'être si inutile..."  

Spoiler:

Elles avançaient plus lentement qu'elle ne l'espérait. Aiguille n'avait pas l'habitude de se déplacer avec tant d'obstacles, contrairement à elle. A ce qu'il semblerait. Et comme elle l'avait, son amie semblait absorbée dans ses pensées, ce qui ne l'aidait pas à se déplacer. Soarta l'avait remarqué. Par moments, un masque d'ombre recouvrait le visage joyeux de cette personne. C'en était presque perturbant, tellement on ne pensait pas qu'elle pouvait connaitre autre chose que la joie. Mais ce n'était pas le moment de faire des réflexions, elles devaient avancer.

Quelque chose n'allait pas. Pourquoi se montrait-elle comme ça devant cette personne ? Telle qu'elle était ? Elle avait complètement oublié sa couverture. Mais comment ? Comment avait-elle pu commettre cette erreur ? Un tel relâchement ? Quelque chose vraiment pas avec elle. Le rôle qu'elle jouait d'ordinaire en public, elle l'avait oublié et il n'y avait pas eu de souffleur pour le lui rappeler. Elle avait commis une terrible erreur, qu'elle ne pourrait certainement pas rattraper auprès de la personne qu'elle accompagnait maintenant qu'elle avait vu le visage qui était arboré en ce moment-même. Elle allait devoir faire avec, ainsi soit-il. Elle était tellement concentrée sur ces pensées qu'elle n'avait pas répondu à la question qu'on venait de lui poser.

Puis Aiguille trébucha, tirant sur sa manche et dans le même temps l'extirpant de ses pensées. Heureusement, elle n'était pas tombée et donc n'avait rien eu. Mais en jetant un coup d'oeil derrière elle, elle vit le chien-fleur. L'avertissement d'Aiguille était plus ou moins inutile, elle voyait très bien la plaie qui saignait encore, l'arme toujours plantée dans la patte. Il semblait vouloir prendre sa revanche. Soarta eut un petit sourire en répondant à Aiguille.

"La probabilité ? Grande. Je l'ai blessé, il veut se venger. Le meilleur moyen est de nous tuer. Pauvre animal... Et pour répondre à ta précédente question, oui il pourrait nous manger. Si il en était capable seulement, bien entendu."

Sur cette dernière phrase, les lèvres de Soarta s'étirèrent un peu plus et sa voix se fit plus légère. La créature semblait n'en vouloir qu'à elle-seule, ce qui faisait qu'Aiguille ne courrait aucun risque. Soarta prit alors dans sa main droite l'une des dagues attachées dans son dos, afin d'au moins se défendre. Le chien-fleur marcha sur la gauche, Soarta fit de même. Les deux êtres continuèrent ainsi, se jaugeant l'un l'autre, laissant le vent souffler dans les poils de l'un et dans les cheveux de l'autre. Cette ronde continua encore et encore, chacun attendant que l'autre agisse en premier.

On pourrait penser que le chien sauterait normalement, mais que vu sa blessure il ne pouvait le faire, alors il était prudent. Mais ce n'était pas le cas. Ce n'était pas assez profond. Il avait réussi à les suivre et de plus, il avait laissé l'arme dans sa patte. Ca ne collait pas. C'était une feinte. Si jamais Soarta s'avançait, il lui sauterait à la gorge et elle ne pourrait en réchapper. Non, elle n'allait pas se laisser avoir, elle était plus intelligente il semblerait. Ou observatrice. Mais si ça se trouve, il ne pouvait réellement pas sauter. Ce n'est qu'un animal, il n'est peut-être pas aussi intelligent qu'elle le pense. Surestimer un adversaire est tout aussi dangereux que de le sous-estimer. Que faire alors ? Attendre ? Elle n'en avait pas le temps. Il fallait qu'elle le tue. Pour quelle raison ? Elle n'avait pas lancé ses dés. Mais elle ne le pouvait plus. Encore une fois, elle allait improviser sur scène.

La bête finit alors par s'impatienter elle-aussi. Soarta l'avait vu, ses muscles s'étaient contractés. C'était à ce moment qu'il fallait attaquer, afin de le surprendre. Alors elle s'élança avant lui. Et comme prévu, il bondit sur elle, profitant du fait qu'il s'était préparé. Sauf qu'il avait été surpris, et Soarta esquiva facilement par la droite. Sortant un couteau de sa manche gauche, elle planta son bras dans la gueule de l'animal, profitant de l'élan de celui-ci pour le couper en deux. Plus ou moins, l'entaille s'arrêtait au milieu du dos, "seulement". Mais Soarta aussi avait été touchée, une entaille était apparue au niveau de son épaule. Mais ce n'était pas bien grave. Tuer un animal blessé n'était pas bien difficile, encore plus lorsque c'était un chien-fleur. Alors elle nettoya son arme sur le pelage de l'animal et la rangea, prête à reprendre la route. Se tournant vers Aiguille, elle lui fit une petite courbette, comme pour montrer qu'elle n'avait rien et qu'elle avait bien joué son rôle, que son improvisation était correcte.

"Tu vois, il n'était pas capable de nous faire du mal. Allez viens, on doit y aller"

Reprenant la route tout en étant attentive aux bruits les entourant, Soarta accéléra la cadence. Elle voulait quitter ce lieu au plus vite, et son voeu se fit exaucer, car ils arrivèrent bientôt en vue de la ville. Enfin, elles étaient sorties de ce lieu de malheur. Mais qu'allait-elle faire maintenant ? Rentrer dans sa chambre terne et morose qui lui allait si bien ? Elle avait récupéré sa fleur, donc c'était la suite logique des événements. Ou bien devait-elle accompagner Aiguille jusque chez elle ? Après tout, elles vivaient dans le même quartier et venaient de vivre un après-midi mouvementé. Même si Soarta ne s'en souciait guère, elle voyait bien que ça avait perturbé celle ayant une chevelure rose. Cet air sur son visage, elle l'avait vu plus tôt. Il s'en allait rapidement, toujours, mais elle l'avait remarqué. Quelque chose faisait qu'Aiguille se torturait les méninges. Mais quoi ? Soarta sortit ses dés et les lança encore, une habitude qui était manifestement ancrée en elle. Elle pensait maintenant savoir pourquoi elle ne s'en séparait pas et les gardait si précieusement près d'elle, même quand elle dormait. Il fallait qu'ils soient dans sa main, ou au plus proche. Ainsi, elle pouvait ne rien décider, laisser faire le hasard. Sortant de ses pensées, la fausse gouvernante regarda le résultat puis rangea ces cubes.

"Tu es certaine d'aller bien ? On dirait que tu as quelque chose sur le coeur. Tu peux m'en parler tu sais."

Elle avait dit ça sur un ton gentil, un peu naïve même. Demander à quelqu'un qu'elle venait de rencontrer la veille de tout lui dire, c'était osé et un peu bête. Mais elle allait reprendre sa couverture. Une fille calme, souriante, angélique. Ne connaissant pas réellement de problèmes, voulant aider les autres. Soit gentille avec les autres personnes, et ils baisseront leur garde. Même si là son but n'était pas de nuire à Aiguille, loin de là. Mais il fallait qu'elle se ressaisisse, qu'elle reconstruise son rôle, qu'elle suive à nouveau son script.

Aiguille observa Soarta qui commença à sourire étrangement puis à s'emparer d'une de ses dagues. Elle comptait donc tuer cet animal ? C'est vrai qu'il était plutôt fragile, mais il pouvait aussi la blesser. Quoique, comme sa patte avait reçu un coup de couteau, il serait sûrement moins rapide. 

La jeune femme retint son souffle et regarda la scène attentivement. C'était la première fois depuis qu'elle était amnésique qu'elle allait voir quelqu'un se battre et essayer de tuer, bien que ce ne soit pas un combat très compliqué, d'après ce que disait sa camarade aux cheveux neige. Aiguille attendit donc que cela se passe, tout en essayant de retenir chaque détail de l'affrontement. La concentration des deux belligérants donnait une tension toute particulière et c'était assez excitant d'être aux premières loges de tout ceci. Ils tournaient en rond, s'observant mutuellement, semblant être attentif à chaque mouvement de l'adversaire. 

La contemplation fut brusquement arrêtée et la chevelure rose bonbon se retrouva sur la mousse qui recouvrait une racine. Elle s'était monumentalement ramassée, heureusement que son amie ne la regardait pas. C'était horripilant, ces branches qui se trouvaient un peu partout. Aiguille, après s'être relevée, tapa furieusement dans la racine pour la dégager. Mais celle-ci tenait bon, et ne bougea pas d'un millimètre. Tandis que les deux autres faisait elle-ne-savait-quoi, Aiguille se battait contre une racine. Ne pouvant plus de cette branche résistante, la jeune femme se mit à quatre pattes pour essayer d'arracher à main nue son ennemie du moment. 

Après moult efforts, la tricoteuse réussit à déraciner l'arbre. Pas en entier, mais la racine s'était enlevée du sol, et ne gênait plus le passage. Aiguille avait l'impression d'avoir fait une bonne action. Elle avait débarrassé le monde d'une affreuse racine. Une en moins ! Elle allait pouvoir assister au match. S'il n'était pas déjà fini. Soarta et le chien-fleur s'étaient déjà bondis dessus, et la soi-disant gouvernante avait coupé la bête, formant une belle entaille sur son dos. 

Aiguille siffla d'admiration. Celle jeune fille n'était sûrement pas une simple gouvernante, ou alors une très spéciale, une gouvernante nouvelle génération qui savait se battre. Ce combat n'était peut-être pas grand-chose, mais les capacités de concentration et d'analyse de Soarta s'étaient clairement distinguées. Aiguille allait féliciter son amie quand elle aperçut sur son épaule une blessure. Cela ne semblait pas la troubler, mais Aiguille haussa un sourcil, notant intérieurement que dès qu'elles seraient arrivées en ville, elle désinfecterait la plaie. Aiguille, c'était un peu comme une maman qui pensait prendre soin de sa fille à ce moment là. Oui, elle était sans aucun doute plus âgée -mais elle restait jeune, tout de même- que Soarta. Et l'idée de s'occuper d'elle un peu comme une soeur ou une fille réveillait l'instinct maternel de la trentenaire. 

Mais elle laissa passer ce détail -pour l'instant- et suivit rapidement la jeune fille. Il fallait qu'elles arrivent vite, et comme si ses prières avaient été entendues, les deux se retrouvèrent en ville assez tôt. Le couvre-feu étant à minuit, il leur restait environ trois ou quatre heures avant de devoir rentrer dans leur chambre et s'endormir. Mais Aiguille allait-elle y aller maintenant ? Que ferait-elle du reste de sa soirée ? Papoter avec des femmes qui semblaient la connaitre et l'apprécier ? Bavarder sur les derniers ragots ? Elle adorait ça, mais quelque chose la retenait. Pourquoi ne disait-elle pas au revoir à Soarta, après avoir rapidement soigné sa blessure ? 

Aiguille le savait. L'enveloppe qu'elle avait reçue, qui contenait l'étrange et inquiétante phrase "Tu es à moi", et surtout scellée par le sceau des Hearts, troublait beaucoup la jeune femme. Et ce n'était pas en demandant des ragots sur cette famille royale qu'elle allait trouver des renseignements. Elle allait plutôt trouver le chemin de la prison si elle faisait ça. Le souvenir qui y était lié ne l'était peut-être pas avec l'expéditeur de la lettre. Mais où fallait-il chercher des informations sur les Hearts ? Et comment ? 

Tellement plongée dans ses interrogations incessantes, elle entendit à peine la voix de Soarta. Comme réveillée, Aiguille regarda autour d'elle, un peu perdue, avant d'avoir l'air de se rappeler de quelque chose. 

« Soarta ! Tu as eu une blessure à l'épaule. Laisse-moi te soigner, au moins. »

Elle attrapa le bonnet bleu ciel qui allait si bien à son amie avant de l'appliquer sur son épaule, comme un bandage improvisé. 

« N'attrape pas de maladies liées à l'infection. Met-toi quelque chose dessus, laisse reposer ton épaule. »

Puis elle ajusta les cheveux blancs qui étaient relevés en pointe d'une drôle de manière vu qu'ils étaient dépourvus du bonnet. Aussitôt fini, elle tenta de se souvenir de ce que lui avait demandé Soarta. En l'observant, Aiguille avait l'impression de se confronter à une toute autre personne, plus douce et attentionnée encore. Aucune froideur en elle, rien de l'étrange calme froid qu'elle avait laissé paraitre la veille. Puis, elle se remémora des paroles. Soarta lui avait demandé ce qui n'allait pas. La femme à la coiffure rose volumineuse sourit, touchée par l'attention de son amie, en lui chuchotant à l'oreille, afin qu'aucun garde ne l'entende :

« L'enveloppe que j'ai reçue de l'arbre était scellée par le sceau des Hearts. J'aimerais en savoir plus, on peut tenter d'entrer dans le château ? »

Ces paroles étaient sorties comme ça, sans prévenir. Aiguille n'avait pas pu les retenir. Etait-ce une bonne idée de se confier ainsi à Soarta ? Elles étaient amies, mais si cette dernière travaillait pour la Reine, une espionne par exemple, ou une fervente admiratrice de la cruelle souveraine, Aiguille, amitié ou pas, était mal. Mais son impulsion avait parlé, si cheveux d'ange était d'accord et ne la trahissait pas, elles se retrouverait juste devant les portes du château...

Aiguille se tapa la tête contre sa paume. Comment pouvait-elle douter de Soarta ? C'est comme si elle doutait de son souvenir, de ses souvenirs où elle souriait si sincèrement ! C'est comme si elle répondait à la négative à la fameuse question posée dans son morceau de mémoire. Soarta allait l'aider, c'était presque une certitude pour la femme trentenaire. C'était une conviction qui semblait ancrée en elle, une confiance qu'elle accordait à son amie et qui ne pouvait pas bouger, complètement immuable, malgré l'amnésie.

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