Le clocher de Notre-Dame sonnait seize heures, faisant écho dans l'ensemble du quartier latin. Au cœur, dans un appartement exiguë au onzième étage, le son de la cloche rappela au jeune homme armé d'un pinceau qu'il devait commencer son œuvre. Il fit signe à sa muse d'un soir de s'asseoir en face de lui et de prendre la position la plus naturelle possible. Comme à son habitude, l'artiste prenait quelques minutes pour détailler le visage et le corps de son modèle. Ce qui faisait son succès dans les galeries de Paris, c'était en particulier comment il savait reproduire l'âme de ses sujets sur la toile. Il captait ces petits détails qui rendaient les individus uniques et singuliers. Lorsqu'un admirateur s'intéressait à ses œuvres, il pouvait presque lire en la personne représentée.

Alors, le jeune homme commença sa démarche. Ce qui le frappa tout d'abord, c'était la particularité des ondulations de ses cheveux. Lisses derrière mais courts devant, ils se rebellaient et venaient assaillir son visage. Il remarqua qu'elle pouvait se cacher derrière si elle le voulait ; cela lui attribuait un côté mystérieux et renfermé, accentué par ses cheveux noirs jais. Cependant, son visage reflétait une ouverture d'esprit. Son regard était illuminé : une petite étincelle jaillissait continuellement de ses iris ambres. Ses joues, ses fossettes et ses minces lèvres closes qui esquissaient un faible sourire faisaient penser à une enfant malgré ses vingt-trois ans. De plus, elle était donné d'un visage rond et d'un corps svelte. Lorsque l'artiste baissa de plus en plus les yeux, il s'accorda à dire qu'à première vue ses formes étaient discrètes, mais à mieux y regarder, c'étaient bien celles d'une femme. Elles rappelaient une certaine douceur, une pureté. Le peintre remarqua certaines taches sur ses bras, un creux apparent entre sa poitrine et ses hanches, et d'autres défauts qu'il choisissait d'omettre dans ses peintures. La réalité ne l'intéressait pas ; il estimait que le négatif n'était que détail et que la beauté surplombait tout un être.

Il finit par observer avec attention ses habits et sa posture ; il l'avait croisé de nombreuses fois étant donné qu'elle avait loué un appartement non loin du sien et avait remarqué que sa garde-robe était entièrement composée de vêtements sophistiqués. Son métier et son éducation devaient avoir un rapport direct avec le tailleur qu'elle portait aujourd'hui, celui-ci était d'ailleurs noir et droit. Le peintre s'empressa de chercher des particularités qui feraient deviner des goûts originaux de la jeune femme. C'est alors qu'il aperçu un bout de sa broche en argent qui dépassait sous sa veste, accrochée à son débardeur blanc.

"Tu pourrais me montrer ta broche si ça ne te dérange pas ?"

Elle acquiesça d'un signe de tête et écarta soigneusement sa veste, laissant apparaître le bijou. C'était un colibri en plein envol, dont l’œil était teinté de rouge. L'artiste se doutait que ce n'était pas un simple accessoire mais qu'il signifiait quelque chose de très fort.

Sa muse se tenait maintenant les épaules et le dos droits, comme à son habitude. L'élégance dans sa démarche avait toujours impressionné le peintre. Cela lui donnait un charisme et un sérieux sans égal. De ce fait, il était difficile de ne pas lui faire confiance mais elle faisait parfois peur. Sauf que sa façon de parler et de penser ne correspondaient pas du tout à ce qu'elle dégageait purement physiquement.

Il changea son pinceau pour son crayon de papier et s'affaira à dessin le contour d'Eden, persuadé que ce tableau serait une œuvre clé, qui lui donnerait la voie sur de nouveaux horizons.

Eden s'était très souvent demandée qui elle était. Elle avait passé la moitié de son adolescence à tenter de répondre à cette question existentielle, dans l'optique d'améliorer sa mentalité. Il était plus facile de commencer par ce qu'elle aimait et n'aimait pas, puisqu'elle en était consciente. Elle avait toujours considéré la peinture comme sa plus grande et ancienne passion. Lorsqu'elle posait la couleur sur la toile, le monde s'évadait pendant un instant, la faisant se sentir dans une bulle hermétique. Elle n'arrivait pas à s'exprimer autrement qu'à travers l'art, ce qui rendait ses relations avec les autres compliquées. Elle avait donc trouvé une alternative : l'écriture, particulièrement sous forme de lettres ; elle s'était s'était confectionnée une petit boîte où elle mettait celle qu'elle ne pouvait pas envoyer. Et c'était la plupart du temps le cas. Ses loisirs se diversifiaient au fur et à mesure où elle en découvrait ; mais ils avaient tous un rapport avec sa solitude.

Sa solitude était autant un problème qu'une façon de vivre qu'elle ne voulait pas changer. Elle se confortait dans son univers. Elle arrivait à parler avec les autres, mais il y avait toujours une limite à ça. Elle préférait se renfermer totalement, et parfois c'était radical et soudain. Ne pas s'attacher aux gens et rester seule l'empêchait de devoir se remettre en question. Mais cela ne l'empêchait pas d'être chaleureuse, tolérante, ouverte. Sauf qu'elle ne montrait qu'une partie d'elle-même. Ceux qui parvenaient à dépasser cela devenaient importants pour elle, et elle en avait la plupart du temps peur.

Elle avait aussi une notion qui rythmait sa vie chaque jour : la recherche de la liberté. Elle réfléchissait beaucoup à se défaire de ses chaînes, à commencer par oublier ses origines. Ses parents lui donnaient chaque mois de l'argent pour qu'elle vive aisément, mais elle voulait prendre son envol. Sa première décision a été de déménager d'Ecosse pour vivre à Paris. Mais ce n'était pas tout : chacun de ses actes étaient guidés par cette soif de liberté personnelle.

Eden ne s'était jamais réellement trouvée. Elle ne comprenait pas tout d'elle-même et ne l'acceptait pas.