Ceci n'est pas un kidnapping

Même si on pourrait avoir des doutes à première vue

Les temps sont mauvais pour la filature. L’épidémie a été déclarée depuis plus d’un mois, alors les gens commencent à s’y habituer, à ressortir, un peu. Les rues se repeuplent petit à petit, mais pas assez vite au goût de Nathanaël. Toujours pas de foule, d’attroupements de touristes, de gamins en sortie scolaire au sein desquels il a développé le don de se fondre lorsqu’il est en « chasse », comme il aime à le dire. Il adore sortir ça au beau milieu d’une discussion : ça fait vraiment glauque, stalker, voire un peu prédateur sexuel, pour les plus soupçonneux. Les gens lui jettent des regards horrifiés, et lui leur décroche son sourire le plus enjôleur, ce qui leur donne probablement encore plus l’envie de fuir à toutes jambes cet espèce de charmant psychopathe.

Rien de tout ça en réalité. D’ailleurs, on pourrait s’en douter au vue de la proie du jour : un petit monsieur, la soixantaine mais il en fait plus. Il est maigre, la peau fripée de son visage est tannée par des années de soleil. Un héros atypique, sans aucun doute, mais Nath’ n’a aucun doute qu’il pourrait devenir l’un de ses plus passionnants. Car ce vieux bonhomme mène une double vie : innocent vieillard collectionneur de livres anciens le jour, Nath’ a découvert qu’il s’adonnait à un étrange rituel une fois la nuit tombée : il sort, un sac de livres à l’épaule, et arpente les rues de la ville, déposant un à un les bouquins à des endroits stratégiquement cachés : dans le creux d’un arbre d’un parc, sous l’étalage d’un marchand de journaux dans le métro, derrière une pierre mouvante d’une vieille chapelle… Le jour suivant, ils ont disparu. Quelqu’un les a récupéré, quelqu’un que Nath’ n’a jamais réussi ne serait-ce qu’à entrevoir. Cet étrange trafic de livre le fascine. Ce vieil homme qui cache si bien son jeu également. C’est pourquoi Nath’ le suit, de nuit, mais surtout de jour. C’est moins risqué, et un poil plus facile. Un poil seulement : depuis tout à l’heure, Nath’ a l’impression que l’homme l’a remarqué. Il s’est retourné furtivement deux ou trois fois. Il a des doutes, c’est certain. Nath’ se doit de l’en débarrasser.

Il profite de l’arrêt du vieil homme devant une vitrine (un vieux truc éculé pour observer ses éventuels suivant dans le reflet) pour passer à l’action. Nath’ s’avance d’un pas vif vers l’homme… et le dépasse pour se jeter dans le bras d’un garçon tout frêle.
« Auguste ! » s’écrie-t-il en étreignant le pauvre inconnu, « Comment vas-tu, petit frère ? ».
La blondeur des cheveux du garçon et la finesse de ses traits rend le mensonge à peu près réaliste. Nath’ lui adresse son sourire le plus rayonnant, avant de risquer un coup d’œil vers le vieillard. Il les regarde d’un air amusé, peut-être un peu attendri, puis reprend son chemin. Nath’ le laisse prendre de l’avance avant de lui emboîter le pas. Sans avoir lâché le bras du garçon. Il passe le sien autour de ses épaules étroites dans un geste parfaitement fraternel, et se penche vers son oreille :
« On suit en toute discrétion le vieux monsieur, là-bas, okay Auguste ? Merci de ta coopération ! ».
Il tapote familièrement le crâne de son nouveau frangin, parfaitement à l’aise, probablement plus, en tout cas, que le pauvre garçon qui vient d’être honteusement kidnappé au vu et au su de tous. Oscar, qui depuis son épaule, a assisté à toute la scène, grommelle :
« Prie pour que le gamin ne se mette pas à brailler, parce que ce serait parfaitement compréhensible, mais ça ferait mauvais genre. »