Aiguille sentait sa tête lourde. Était-elle en train de dormir ? La jeune femme se releva doucement, pour ne pas que ses douleurs au crâne s'élancent encore plus. Elle balaya la salle du regard. Mais que... Mais que faisait-elle là ? Dans cette salle... dans cette chambre, toute... pelotonneuse ? 

Aiguille se leva, toujours en douceur, de son lit, pour observer la pièce, tout en se massant la nuque. Elle était dans un joyeux fouillis, avec plein de pelotes de laine partout. Et tiens... des aiguilles à tricoter ? La femme aux cheveux roses les toucha du bout de ses doigts, effleura les divers habits tricotés qui jonchaient le sol et qui remplissaient son armoire. Son armoire ? Était-ce... sa chambre ? C'est vrai que ce lieu lui semblait familier. Mais que faisaient ces vêtements, dont la plupart n'étaient pas à sa taille, dans son armoire ? 

Aiguille sentit sa tête s'alléger, ses pensées s'organiser. Elle ne se rappelait pas de grand-chose... juste que... 

« Le tricot ! »

C'était ça ! Elle aimait tricoter. Elle le savait, elle le sentait. Mais... toute cette histoire l'inquiétait. Elle ne pouvait tout de même pas... avoir perdu ses souvenirs ? Qu'allait-elle faire ? Que fallait-il faire ?  

Aiguille soupira puis se laissa tomber sur une chaise. Si elle n'avait rien à faire, autant tricoter. La femme prit ses aiguilles, puis commença à tricoter. Un pull col roulé, ce serait bien. Et avec quelques petits boutons roses, ça serait trop mignon ! 

Ses mains effectuèrent quelques mouvements d'abord maladroits, puis ils reprirent un rythme, comme si elle avait fait ça toute sa vie. Puis elle entonna un petit chant, tout en continuant son travail. Puis elle s'arrêta net. Elle avait perdu sa mémoire ? Il fallait donc découvrir tout d'abord dans quel endroit elle vivait, et si possible les gens qu'elle côtoyait. La femme aux yeux océan en était persuadée : en sortant un peu, elle retrouverait peut être des morceaux de souvenirs, qui sait ? 

Aiguille commença donc sa "quête des souvenirs". Et elle allait les retrouver, coûte que coûte ! La jeune femme enfila un pull jaune, avec un large col roulé, puis s'apprêta à sortir de sa chambre. En partant, elle glissa ses aiguilles à tricoter dans son pantalon. On se sait jamais, ce qui peut arriver à l'extérieur... 

Dès qu'elle ouvrit la porte, elle fut éblouie par la lumière. Elle avait l'impression de s'être réveillée d'un rêve. Amusant, non ? Aiguille posa son pied sur le sol, prudemment, comme si elle avait peur d'avoir aussi oublié comment marcher décemment. Je suis vraiment une idiote, on ne peut pas oublier de marcher, même si on n'a plus ses souvenirs !

Malheureusement, elle dérapa aussitôt. La jeune femme se rattrapa à un passant, qui la regarda étrangement. Cela commençait bien, si elle se cassait la tête à chaque pas ! En plus, elle se sentait vraiment perdue. Malgré ceci, elle avait envie de positiver. Elle allait sûrement rencontrer une personne qui l'aiderait, non ? Elle héla quelques hommes et femmes, mais ceux-ci lui répondirent en lui souriant.

Mais aucun ne l'aidait... Aiguille chercha du regard quelqu'un qu'elle pourrait éventuellement connaître. Elle ne trouva personne qui réveilla ses souvenirs, mais remarqua une jeune fille -beaucoup plus jeune qu'elle- qui ne semblait pas totalement à son aise. Qui levait les mains puis les descendait. Devait-elle lui parler ? Bien sûr que oui ! La femme aux cheveux roses s'approcha de la fille esseulée avec un grand sourire.

« Pourquoi fais-tu cette tête ? »

~Premier Jour~

Juste un peu plus longtemps, t'es pas pressé vieux, t'as pas cours... Telles furent ses premières pensées lorsque le soleil commença à lancer ses rayons dévastateurs dans ses yeux. Mais quelque chose n'allait pas, elle le savait. Elle ne voulait pas continuer à dormir, elle était en forme. Alors elle s'assit sur le bord de son lit, prit sa tête dans ses mains et réfléchit. L'espace d'un instant, elle a cru être une autre personne. D'ailleurs, des images se bousculaient dans sa tête. Une grande ville lumineuse, des images accrochées à des murs qu'elle ne connaissait pas et enfin une lettre adressée à un certain Cimbaeth qui l'envahit d'un étrange sentiment, comme de la nostalgie. Mais ce n'était pas important.

Elle, c'est Soarta et personne d'autre. Ce qu'elle fait ici ? Bonne question. Elle leva la tête, regardant aux alentours. Il semblerait que ce soit... sa chambre. Oui, c'était bien ça. Des murs gris pâles, comme le drap sur lequel elle se trouvait. Un autre regard lui apprend qu'il y a une commode, juste là, et cela lui fait se rendre compte qu'elle n'est pas vraiment vêtue et qu'il commençait à faire froid. D'ailleurs, ce corps... Elle avait un sentiment de malaise certain, mais elle ne savait pas pourquoi. Tant pis, elle y réfléchirait plus tard, peut-être.

Se levant aisément, elle se dirigea donc vers le meuble et ouvrit la porte pour y découvrir un amas de vêtements tous plus disparates les uns que les autres. Des tenues complètes n'ayant aucun rapport les unes envers les autres. Une sorte de vêtement cérémoniel, un habit moulant, des frusques déchirées bonnes pour être jetées. Mais une chose attira son œil. Une tenue de gouvernante. Oui, elle savait qu'elle portait ça, ou plutôt elle savait qu'elle devait porter ça. Très bien, ainsi soit-il, elle n'allait pas décider autrement.

Une bonne chose de faîte. Mais Soarta fut bientôt envahie par un pseudo sentiment de panique. Il lui manquait quelque chose, quelque chose de crucial, d'essentiel pour elle. Ses dés, contenus dans une petite bourse en cuir. Ses yeux se dirigèrent d'eux-mêmes vers sa table de chevet et effectivement, ils y étaient. Elle les sortit et commença à les faire rouler machinalement. Deux dés, un rouge et un autre noir, à dix faces chacun, allant donc de 0 à 9. Cela faisait 100 possibilités, si l'on considérait un dé pour les dizaines et un autre pour les unités. Elle allait pouvoir s'amuser, mais avant elle allait devoir finir de se préparer. Elle rangea donc ses dés et accrocha la sacoche à sa ceinture.

Se relevant, elle se rendit compte qu'elle n'avait pas ouvert un tiroir de sa commode. Elle s'y dirigea donc et découvrit des... armes. Poignards, couteaux de lancer et pointes fines en tout genre. Il en était rempli. Sans se poser de questions, elle s'empara d'une sorte de brassard de cuir sur laquelle se trouvait une dizaine de couteaux et l'accrocha autour de sa cuisse gauche. Ensuite, elle prit deux étuis, ceux qui contenaient des poignards dont l'un à la lame recourbée et les attacha eux-aussi à sa ceinture. Le bas de son haut les rendait indétectables, quand bien même elle se serait baissée. Seule une fouille au corps aurait permis de les trouver, et encore il aurait fallu toucher l'endroit même où ils se trouvaient. Tiens, mais quel était ce bout de tissu qui se confondait dans le mur ? Cela lui disait quelque chose. Elle était certaine d'avoir creusé un trou derrière, mais pourquoi, elle ne se souvenait pas réellement. Relevant le carré gris, elle découvrit des fioles, des racines, des feuilles. Ah, son arme préférée, c'est vrai. Du poison. Du poison en tout genre, paralysant, mortel, douloureux... Oui, elle savait comment les fabriquer mais surtout comment les utiliser, elle savait lesquels étaient indétectables et ceux qui gonflait la langue jusqu'à la rendre noire. Mais à quoi cela lui servait-elle? Ce n'était pas réellement important pour le moment, alors elle se rassit sur son lit sans même les toucher et ressortit ses dés.

Elle détermina enfin pourquoi ce sentiment de malaise persistait. Tout ce qu'elle venait de faire, c'était une routine, une habitude. En réalité, elle ne savait pas pourquoi elle avait accompli tout ça, ni pourquoi elle avait des armes, ni pourquoi elle portait cette tenue. Machinalement, elle lança ses dés. 53, ce n'était donc pas important. Elle devait travailler pour un riche en tant que gouvernante et pourquoi pas assurer sa défense. Ou autre chose, les poisons pouvant suggérer qu'elle était un assassin. Elle essaya néanmoins par acquis de conscience de chercher dans sa mémoire, mais rien ne vint, elle était vide, sauf de ces images qu'elle ne connaissait pas. Même par la fenêtre, ce qu'elle voyait n'y ressemblait pas. Que devait-elle faire ? De nouveau un lancer, de nouveau un résultat. 42. Oui, elle allait sortir. Quelqu'un devait la connaître sinon... et bien d'autres pourraient être dans le même cas qu'elle. Mais elle n'allait pas crier partout qu'elle était amnésique, n'est-ce pas ? Sans réellement s'en rendre compte mais toujours en prêtant attention aux chiffres, elle décida que non. C'était ce que voulait dire un 0. Toujours. Seule la signification de ses dés ne changerait pas, ces significations qu'elle connaissait par cœur en fonction du problème auquel elle était confronté, de la situation dans laquelle elle se trouvait, de la question qu'elle était en train de se poser. Ses dés décident de sa vie et elle respecterait toujours leur résultat. C'était ainsi que ça se passait, pas autrement.

Elle n'avait donc plus rien à faire dans cette chambre et se dirigea donc vers la porte. Elle passa vite fait devant son miroir, regardant son visage. Hum... Elle fit quand même deux tresses de ses cheveux blancs à l'avant et laissa le reste pendre jusqu'en bas de sa nuque. Il lui fallait avoir la vue la plus dégagée possible, elle le savait. Bien, elle pouvait partir. Cette porte s'ouvrait sur l'inconnu mais ce n'était pas important. Après tout, chaque jeu a ses règles, il lui suffit de les connaître.

La lumière envahit son regard et lui fit cligner plusieurs fois des yeux, mais ceux-ci s'adaptèrent assez vite. L'air du matin était frais, cela faisait du bien. Il y avait du monde, des gens qui bougeaient d'un air convaincu, qui savaient où aller. Elle ne voyait personne qui semblait être perdu. Très bien, elle allait avancer le long de ces habitations resserrées, sans aucune prétention. Sans être agréables à regarder, elles n'étaient pas non plus délabrées. Elle devait avoir une vie normale, ni riche ni pauvre au niveau de l'argent. Tant mieux alors. Assez vite, elle se rendit compte que personne ne faisait attention à elle. Ils étaient tous occupés, discutant entre eux, se rendant autre part. Puis elle même vit un attroupement autour de ce qui pourrait être un panneau d'affichage. Elle observa et vit un espace libre, elle allait pouvoir le consulter.

C'était un mot de la Reine. La Reine Heart, qui dirige ce royaume, elle s'en souvenait. Soarta sentait comme si elle savait qui c'était. Ce devait être le cas de tout un chacun néanmoins, alors elle n'y fit pas attention. Le mot était une directive, un ordre, un caprice. "Nuage" ? Ce mot était interdit ? Tranquillement, notre fille aux cheveux blancs prit ses dés et les fit rouler dans sa main gauche. 1, elle allait donc obéir. Ca l'arrangeait, elle ne souhaitait pas plus que ça terminer aux cachots. Bon, elle avait vu ce qui l'intéressait, il était donc temps de se diriger autre part, par là par exemple.

Elle ne faisait que se balader quand elle arriva en vue d'une fille qui leva ses mains vers le ciel, puis les descendit. Son regard portait à croire qu'elle était perdue, qu'elle ne savait pas ce qu'elle faisait là. C'était peut-être sa chance, elle pouvait être dans le même cas qu'elle... Et c'est à ce moment qu'une autre personne, une femme encore une fois, bien que plus âgée, s'approcha d'elle. Comme pour l'aider. Surement pour l'aider. Elle était souriante.

Que faire ? Elle ne savait pas. Devait-elle aller les voir ? Ses dés le sauraient. Encore une fois, comme toujours et à jamais, elle les lança dans sa main gauche et regarda le résultat. 31. Elle allait donc les voir mais sans rien dire de son état, elle allait attendre. A qui pouvait-elle faire confiance ? Personne. Elle ne pouvait croire qu'en ses dés, qu'elle rangea à nouveau. Ainsi, elle s'approcha, mais au même moment qu'une rouquine qui bouscula celle à la chevelure rose. Cette rousse, qui s'offusqua immédiatement.

"Tss. Qu'est-ce que vous faites au milieu de la route ?"

Elle portait un cache-oeil. Soit, pourquoi pas, c'était son rôle après tout, d'être borgne. Haut rouge et bas noir, assortis ensembles. Mais elle-même n'en avait que faire. Alors, dressant un faux sourire gentil, mais extrêmement réel, elle se porta garante des deux autres. Celle qui l'intéressait avait été aidée par la bousculée, autant se ranger de leur côté. Mais elle n'oubliait pas son propre rôle, alors elle s'inclina avant de lui parler.

"Je vous prie de m'excuser, mais c'est plutôt vous qui devriez vous considérer. Marcher à reculons n'est pas forcément la meilleure idée qui soit, vous en conviendrez, n'est-ce pas ?"

Toujours souriante, elle regarda dans les yeux celle à qui elle venait de parler. Nul besoin de se présenter, on ne le lui avait pas demandé et Soarta espérait que l'offusquée partirait comme ça. Mais bon, les choses ne se passent jamais comme prévu, telle est l'une des règles du jeu.

Aiguille dévisagea la jeune fille. Elle était mignonne, vraiment, mais elle avait l'air terriblement timide. Une fille comme celle-ci, elle a sûrement du en croiser lors de sa vie... avec des souvenirs, mais elle ne s'en souvenait pas. Aiguille regarda l'étrange fille s'excuser, tout en rougissant, et tenter de se justifier en prétendant faire ses exercices matinaux. La passionnée de tricot esquissa un petit sourire amusé. Les enfants si timides, c'est tellement mignons quand ça rougit et bafouille ! Mais Aiguille ne voulait pas qu'elle soit si mal à l'aise, alors elle prit son ton le plus amical -ce n'était pas très difficile- et s'exclama :

« Je ne vais pas te manger ! Pourquoi est tu si t... »

Une personne vint se heurter à Aiguille, la coupant net dans sa question. La bousculée se retourna, légèrement surprise, et aussi un peu agacée aussitôt qu'elle entendit des reproches. Non mais, c'était cette rousse qui n'avait pas fait attention ? 

Aiguille s'apprêtait à répliquer quelque chose à la jeune fille qui l'avait bousculée, et à qui il lui manquait un œil, quand la timide ouvrit la bouche.

« Excusez-nous. C'est de ma faute. Cette demoiselle voulait s'assurer que je me portais bien. »

Cette fille s'excusait. Rougissait. Encore... Aiguille ne pouvait pas vraiment comprendre ces personnes qui semblaient constamment gênées. En même temps, elle qui ne connaissait la gêne que de loin... Aiguille détourna son attention de la borgne pour rassurer la demoiselle toujours plus rouge. Elle la regardait avec bienveillance, comme une mère l'aurait fait avec son enfant. 

« Je vous prie de m'excuser, mais c'est plutôt vous qui devriez vous considérer. Marcher à reculons n'est pas forcément la meilleure idée qui soit, vous en conviendrez, n'est-ce pas ? »

Une autre personne était arrivée, et à sa voix, c'était une femme. Aiguille se retourna, pour voir une autre jeune fille. Mais celle-ci avait des cheveux blanc, comme de la neige. Un pull tricoté bleu lui irait surement très bien. 

La trentenaire entendit de nouveau un flot d'excuses du côté de la petite aux cheveux noirs. Elle commençait presque à mettre Aiguille mal à l'aise, avec toutes ses courbettes. 

« Je suis Switch, la boulangère du quartier moyen. J'aurais préféré vous rencontrer dans d'autres circonstances, mais que voulez-vous, le destin est le destin. »

Suivi d'un petit sourire aussi timide qu'elle, puis d'une courbette. Aiguille songea que si c'était une boulangère, elle devait déjà l'avoir rencontrée. Pourtant... rien. Juste des vagues souvenirs d'une sorte de... vie antérieure, d'une petite fille aux cheveux noirs habillée d'un kimono. Mais rien qui ne concernait sa vie actuelle. Rien qui ne pouvait l'aider à savoir qui elle est exactement. Mais ce qu'elle connait d'elle, pourquoi ne pas le partager avec les trois autres jeunes filles ? 

« Eh bien moi je m'appelle Aiguille ! En-chan-tée ! Je suis une très bonne tricoteuse ♥ »

Une chevelure sombre, une blanche comme neige et une dernière flamboyante. Que de différences dans ce petit groupe de femmes... La rousse semblait être la plus jeune, et surtout elle semblait très hautaine. Aiguille n'aimait pas vraiment les personnes de ce genre. Mais cheveux blancs avait l'air la plus dangereuse... Son calme en faisait presque trembler la femme aux cheveux couleur bonbon. Et la petite timide, Switch, était adorable, comme un coeur !

Une gaffe, voilà ce qu'elle avait fait. Pourquoi ? Parce qu'elle avait oublié que les gens ne savent pas qu'ils ne contrôlent pas réellement leur vie. Parce qu'elle avait oublié qu'ils étaient susceptibles, dangereux et dans un sens plus que toi. Parce qu'elle avait oublié de revêtir son déguisement.

Soarta avait pu observer la réaction de cette rousse borgne de très près. Elle avait tout vu. Ce levé de sourcil, sa colère grondante, menaçante, rougeoyante, éclatante mais presque imperceptible. Mais pas pour elle, elle avait l'habitude de noter ce genre de détail, elle avait juste oublié de le faire. Peut-être. Mais elle est réprimée maintenant, cette colère. A elle de revêtir son déguisement.

Elle relâcha ses épaules, prit sa main droite avec sa main gauche et les laissa tomber au milieu de son corps. Elle changea la lueur dans ses yeux, afficha un sourire plus sincère. Oui, elle semblait gentille maintenant. Elle n'était pas dangereuse, pas envers elles en tout cas. Pourquoi le serait-elle ? Elle n'en avait aucune raison, ce n'était pas son destin de l'être.

Des excuses, encore et toujours. Pourquoi ? Rien ne s'était passé. Il n'y avait pas lieu d'y avoir de tels propos. Rester dans le passage... Sans ça, il n'y aurait pas eu cette rencontre. Un élément déclencheur, une mise en place de cette scène. La rencontre des personnages. Elle se nomme Switch, boulangère du quartier moyen. C'était donc là où Soarta se trouvait, ce quartier... Mais elle ne se sentait pas y appartenir. Pas totalement en tout cas. Et elle ne se souvenait pas de cette boulangère. Tant de mystères...

Ce fut au tour de la chevelure rose de parler. Aiguille, tricoteuse de son état. Pourquoi ce nom ? Il ne lui convenait que trop bien. Une aiguille pour filer le tissu. Une aiguille pour créer, pour lier une rencontre. Naturelle, aimable, gentille. Un élément social qui rapproche les extrêmes. Essentiel et pourtant peu remarqué. Tout n'était réellement que trop bien orchestré.

De retour à la borgne, elle avait seulement eut le temps de remarquer qu'elle réfléchissait. A cause de ces yeux qui bougent, comme pour voir si on l'observait, qu'importe qui. Une personne ayant l'air louche, qui n'est pas nette. Forcément, il faut de tout. Une dénommée Epine... Même en y réfléchissant, ce pseudonyme ne lui allait pas. Tout du moins, ce n'est pas ce que croyait Soarta. Pourquoi Epine ? Aiguille pour une tricoteuse, Switch pour une personne qui s'excuse tout le temps, alors pourquoi Epine ? Il devait y avoir une raison. Il y a toujours une raison. Même son prénom à elle lui correspondait... Et puis, elle ne s'était présentée qu'à Switch. Tout en s'inclinant, avec ce demi-sourire. Dérangeant, mais rien ne pouvait l'empêcher.

Néanmoins, ce n'était pas le moment d'y penser. C'était la partie de présentation, où les personnages faisaient connaissances, apprenaient qui était l'autre. Et c'était le tour de la gouvernante qui se tourna vers le reste du groupe, en arborant toujours son sourire sincère, en rendant son visage gentil. Elle était gentille pour le reste du monde. Oui, elle l'était. Elle ne disait juste pas ce qu'elle pensait à haute-voix.

"Désolée de m'être emportée, ce n'était pas voulu"

Une voix calme, un sourire un peu gêné et la main droite qu'elle passe dans ses cheveux. Oui, c'était bien, une réaction normale.

Je suis Soarta, simple gouvernante. Je cherchais plus ou moins mon chemin que j'ai vu Switch, qui semblait tout aussi perdue que moi. Alors je m'étais dit que l'on pouvait s'entraider. Alors pourquoi ne pas le faire toutes les quatre ?

Elle devait gagner leur confiance, ou ne pas paraître dangereuse. Au minimum. Elle devait savoir ce qu'elle devait faire, le pourquoi de sa tenue. Machinalement, elle laissa tomber l'une de ses mains sur la bourse qui contenait ses dés. Oui, ils étaient toujours là. Mais en même temps, elle remarqua que personne ne faisait attention à elles. Pourquoi ? Etait-ce si courant de les voir ensemble toutes les quatre ? Ou bien avaient-ils peur ? Quatre personnes au milieu du chemin, personne pour les regarder. Tout le monde s'en moquait. Ils n'étaient tous que de simples pions, sans aucun rôle important dans cette comédie. Soit.

Aiguille était consternée par l'indifférence que lui portait la fille rousse. La femme aux cheveux roses, indignée, sentait une réplique arriver, pour apprendre le respect à cette jeune borgne. Franchement, la jeunesse d'aujourd'hui... Mais pourquoi pensait-elle des choses comme ça qui la rendaient plus vieille qu'elle ne l'était ? En tout cas, les paroles franches que s'apprêtait à prononcer Aiguille furent devancées par la présentation de l'insolente rouquine. 

Celle-ci s'appelait donc Épine. Aiguille était surprise, Épine était devenue charmante, enfin en face de la petite demoiselle timide. Cette dernière rougit encore, elle était sûrement conquise par les belles paroles de la rousse. Aiguille, par contre, se montrait relativement méfiante envers celle qui l'avait initialement bousculée, puis sermonnée d'un ton hautain et ignorée. En plus, elle avait radicalement changé pour devenir plus douce envers Switch. Aiguille ne comprenait pas ce qui pouvait se passer dans la tête d'Épine. 

Puis la dernière jeune fille qui ne s'était toujours pas présentée s'excusa, l'air un peu gênée. Après s'être passé la main dans ses magnifiques cheveux neige, qui s'assortiraient bien avec un bonnet tricoté couleur bleu glacé, elle se présenta.

« Je suis Soarta, simple gouvernante. Je cherchais plus ou moins mon chemin que j'ai vu Switch, qui semblait tout aussi perdue que moi. Alors je m'étais dit que l'on pouvait s'entraider. Alors pourquoi ne pas le faire toutes les quatre ? »

Au moins, elle est polie et aimable, pas comme d'autre... pensa Aiguille, qui était encore légèrement irritée du manque de respect que lui avait montré la borgne. Sa franchise la poussait à reprendre ce qu'elle avait voulu dire quelques minutes plus tôt, mais l'ambiance s'était détendue et Aiguille ne pouvait pas se permettre de remettre une telle bêtise sur le tapis. Peut être qu'Épine était tombée si follement amoureuse de Switch qu'elle en avait oublié les bonnes manières ? Aiguille esquissa un sourire à cette idée. Ce serait un bon ragot à raconter, tiens. 

Et puis en plus, l'idée de Soarta plaisait à Aiguille. Celle-ci se rendait de plus en plus compte que ce phénomène de perte de mémoire l'avait affectée au point qu'elle en oubliait presque où elle était. Alors s'amuser à déambuler dans la ville seule et sans guide, c'était délicat et pas très recommandé. Et la femme, de nature joyeuse, était enchantée d'une telle présence, enfin celle de Switch et de Soarta, qui étaient gentilles et avec qui Aiguille avait hâte de bavarder et de papoter, bien que les deux jeunes filles semblaient moins extraverties que leur ainée... La gouvernante était calme et polie, et Aiguille se rendait compte qu'elle était bien plus "stable" émotionnellement qu'Épine, ce qui lui donna plus de confiance en la jeune fille aux cheveux immaculés. 

La petite demoiselle aux cheveux sombres reprit la parole. Elle avait l'air de prendre appui sur Aiguille et de chercher son soutien, ce que la concernée remarqua et lui répondit par un immense sourire. Dès que la jeune boulangère commença à se diriger vers une autre rue, Aiguille suivit ses pas et en marchant se tourna vers les deux autres, tout en gardant son sourire, son grand sourire franc et honnête. 

« Allez les filles, puisqu'on est toutes un peu déboussolées, on va se serrer les coudes et faire cette petite promenade pour nous aider à nous aiguiller dans la ville. »

La "jeune" femme était très satisfaite d'avoir trouvé des compagnons de route, elle pourrait peut être avoir des réponses à ses questions en visitant la ville. Aiguille sourit encore une fois, en massant légèrement son cou...

Soarta garda son sourire quand la petite Switch lui adressa la parole, lui demandant si elle venait d'autre part. Elle se contenta juste de placer ses bras contre son corps, les mains en-dessous des coudes. Ca ne servait à rien de répondre, tout simplement parce qu'elle n'avait pas de réponse. Cheveux blancs ne se sentait pas appartenir à cet endroit mais le fait qu'elle y possédait une chambre contredisait ce sentiment. Perdue... L'était-elle ? Mentalement, oui. Plus ou moins. Elle ne savait pas réellement pourquoi elle avait pensé ça. Mais ce n'était pas le moment d'y réfléchir, il semblerait qu'elle ait gagné plus ou moins la confiance de cette personne. Ou tout du moins qu'elle ait diminué l'ambiance pesante qu'elle avait crée.

Se balader... Pourquoi pas. On entamait la recherche de la trame de l'histoire. Se balader signifiait ne pas avoir de chemin défini, autre que celui du hasard. Cela lui plaisait. La chance décide de tout en ce monde. Switch sembla chercher l'approbation d'Aiguille par le regard, et celle-ci lui sourit de tout son coeur on dirait. Elle semblait réellement lui faire confiance. Il fallait donc ne pas paraître dangereuse aux yeux d'Aiguille, si elle-même ne voulait pas être considérée comme telle par la boulangère. Soarta nota ça dans un coin de sa tête. Les détails sont importants.

D'ailleurs, cette Aiguille. Soarta l'avait remarquée, il y avait une certaine lueur dans ses yeux lorsqu'elle s'était présentée. Comme si elle voulait te faire quelque chose... Bien évidemment, notre gouvernante n'aimait pas ça, mais elle ne pouvait rien y faire. Et puis, que pouvait bien lui faire une tricoteuse ? L'assommer avec une pelote de laine ? Non, c'était ridicule. Mais cessons de réfléchir, car la chevelure rose suivit les pas de celle qui s'éloignait déjà. Puis se tourna un peu après pour demander joyeusement à elle-même et "Epine" de les suivre.

Epine, venons-en à elle. Elle cachait quelque chose, elle en était certaine. Ses réactions étaient contradictoires. Soarta avait réussi à plus ou moins rassurer Switch et Aiguille, mais elle savait que ce n'était pas le cas pour Epine. Cette fille, il ne servait à rien de se dissimuler devant elle. Les déguisements ne fonctionneront pas, elle l'avait bien vu. Elle l'avait vu du coin de l'oeil lorsque l'idée qu'elle soit le guide avait été émise. Elle semblait réprimer ses envies. Elle jouait un rôle. Un autre personnage qu'elle. Mais maintenant, son regard croisa celui de la jeune gouvernante qui ne fut pas étonnée de cette lueur de défi. Elle-même enleva son faux sourire, il ne servait à rien. Plissement de paupières, sourire qui voulait dire qu'elle savait vraiment que Soarta jouait aussi un rôle. Ce n'était pas gagné d'avoir sa confiance, elle allait devoir être prudente. Pas peur de se perdre... Elle se montrait sûre d'elle. Avait-elle quelque chose à prouver ? Mais ce n'était pas important, vu qu'elle commençait à partir.

Maintenant, qu'allait-elle faire ? Les trois autres partaient sans toi. Elles pouvaient représenter la seule source d'informations sur ce qui se passe ici. Mais le choix de les suivre ne lui revenait pas. Elle sortit ses dés, s'accroupit et les lança au sol. Ils roulèrent sur ce qu'il semblait être une éternité pour indiquer le nombre 18. Les suivre jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'elles se séparent et faire ce qu'on lui demandait de faire. Très bien. Elle avait de la chance aujourd'hui, que des bons tirages. Elle ramassa alors ses dés et suivit les trois personnes qu'elle venait de rencontrer.

Le quartier, elle l'avait déjà vu tout à l'heure. Elle avait le sentiment de le connaître, mais tout lui était inconnu. Tout était différent, mais tout avait la particularité qu'elle ne reconnaissait rien. Elle n'était qu'une étrangère ici, rien de plus, rien de moins. Où devait-elle aller avec cette tenue ? Suivre les autres. Oui, c'était ce qui avait été décidé. Tant pis pour le reste. Ce n'était pas important, tout le monde savait qu'elle était ainsi. Mais qui était tout le monde ? Elle ne le savait pas.

Le groupe s'arrêta et Soarta manqua de se cogner contre Switch. Elle ne faisait pas attention, mais en se déplaçant sur le côté, elle remarqua un long animal qui semblait élastique et bouchait ostensiblement le passage. Un lastuck. Soarta porta alors son regard sur Epine qui était en tête de file. Encore une fois, il lui semblait qu'elle se réprimait. Mais ce n'était guère visible, ce n'était qu'une impression. Elle était peut-être simplement tout le temps comme ça. Semblant toujours vouloir aller vite, comme si on la poursuivait. D'ailleurs, cette rousse s'accroupit et poussa l'animal pour le forcer à aller plus vite. Soarta eut un sourire puis s'approcha du lastuck.

"Laisse Epine, je vais m'en charger. Je peux au moins faire ça."

Oui, elle avait une petite idée pour faire avancer subitement l'arrière de cette chose. A son tour elle s'accroupit à côté de l'animal, mais fit glisser sa jambe droite le long de la partie arrière du corps du lastuck tout en caressant l'animal. Jusqu'à ce qu'une pointe de l'un de ses couteaux attachés autour de sa cuisse fasse pression sur ce corps. Subitement, l'animal se rétracta et dégagea le passage. Bien, son plan avait fonctionné. Elle se releva alors, épousseta son bas puis se retourna vers le reste du groupe.

"La voie est maintenant libre, nous pouvons donc continuer.

Soarta s'inclina, puis regarda dans les yeux Epine, cette fois sans son sourire. Mais les deux autres ne pouvaient le voir. Ainsi, elle lui montrait qu'elle savait que la borgne ne lui faisait pas confiance.

"Vous pouvez maintenant continuer de nous guider généreusement. Je l'affirme, je ne reconnais pas cette partie de la ville, alors j'aimerais marcher à vos côtés.

Puis après un court instant, Soarta reprit la marche, sachant que les autres allaient la suivre et surtout qu'Epine se placerait à son niveau. Selon elle, elle n'oserait pas tourner le dos à Soarta. Mais la laisser devant reviendrait à perdre la face devant Switch, cette fille pour qui elle était si gentille. La gouvernante prenait un pari, mais c'était son domaine de spécialité. Où allaient-elles bien pouvoir aller ? En tournant le regard un peu partout, elle ne semblait pas trouver un endroit où s'installer. Il leur faudrait donc continuer d'avancer...